Stofeterre

Je regardai autour de moi avec effarement. Où nous pouvions bien être, cela je n'en avais pas la moindre idée. Nous devions être environ cinq cents, peut-être plus, et tous semblaient aussi désemparés que moi. Comment m'étais-je retrouvée ici? Mes derniers souvenirs: un train de banlieue tout à fait normal, un début de trajet habituel, et soudain je pris conscience que je me trouvais au milieu d'une foule marchant vers une sorte d'immense hangar, canalisée par des hommes armés. Les questions se bousculaient dans ma tête: où étais-je? Qui nous avait amenés ici, et pourquoi? Mais j'avais le pressentiment qu'une fois que je connaîtrais les réponses, je préfèrerais les avoir toujours ignorées.

Enfin, un petit groupe de personnes entra dans la pièce aux proportions gigantesques. Un homme marchait en tête, l'allure décidée, nous regardant avec mépris ou dégoût, je ne pouvais le dire. Je remarquai une jeune femme qui se tenait dans son ombre; elle avait environ mon âge - trente-deux ans - et semblait extrèmement nerveuse. Celui qui était probablement le chef alla jusqu'au centre du hangar et monta sur une estrade de fortune. Il tenait à la main ce qui devait être un micro et s'adressa à nous.

«-Stofs!» commença-t-il.

J'eus soudain l'horrible impression que mon coeur cessait de battre. Stofs... un mot que je n'avais plus entendu depuis si longtemps... Tandis que des murmures s'élevaient autour de moi, se transformant en brouhaha puis en cris de panique, les souvenirs affluaient dans ma mémoire, des souvenirs que j'avais vainemant tenté d'oublier. Je n'avais alors que dix ans, mais je me rappelais cette journée comme si c'était la veille. Ma mère me tenait serrée contre elle. Comme les autres, elle regardait une colonne d'hommes, de femmes et d'enfants s'engouffrer dans un vaisseau spatial, s'apprêtant à quitter la Terre pour ne jamais revenir. Mais moi, ce n'était pas pour donner libre cours à mon soulagement que j'avais voulu venir. Tilma, ma meilleure amie, ma confidente, ma véritable soeur allait partir sans espoir de retour. Nos regards se croisèrent et nous nous fîmes un signe d'adieu, puis je m'enfuis à la maison pour m'abandonner à ma douleur. Quand mes parents rentrèrent, ils tentèrent de me consoler en me disant que je ne risquais plus rien, qu'"ils" ne pouvaient plus rien me faire. Comme si j'avais eu peur de ces gens désespérés chassés de la planète!

«-LES MADYLS!! hurla une voix hystérique dans la foule, me ramenant à la réalité présente. Ce sont les Madyls!!»

Oui, les Madyls... Les rejetés... Les bannis... Les Madyls, des mutants pratiquement immortels capables de soigner les maladies les plus incurables. Combien de personnes n'avaient-ils pas sauvés d'une mort certaine! Mais les hommes, dans leur grande majorité, ignorent la reconnaissance et la gratitude. Ce n'est pas la raison qui gouverne les peuples: la peur est seule maîtresse du monde. Et les gens normaux craignaient les Madyls, de même que tout ce qu'ils ne comprennent pas ou qui n'est pas comme eux. Et c'est précisément pour bien faire sentir cette différence qu'ils les appelaient "Madyls". En réaction, ceux-ci nous désignaient du nom de "Stofs".

«-Taisez-vous, Stofs! reprit l'orateur madyl. Depuis un siècle, vous nous avez rejetés, accusés des pires crimes!»

Je fermai les yeux: il avait raison. Je me souvenais de questions insensées posées par mes collègues biologistes, dans les colloques, du temps où j'essayais encore - en vain - de réhabiliter les Madyls, dans l'espoir qu'ils puissent revenir. Ces soit-disant scientifiques se demandaient «s'ils étaient nos égaux», «s'ils avaient des sentiments» ou, le pire de tout, affirmaient «qu'ils se livraient à des sacrifices humains avec anthropophagie, en l'honneur de je ne sais quelle divinité»!!

«-Et il y a deux décennies, vous nous avez tout simplement chassés de la Terre vers un sort inconnu - ou plutôt trop connu: une fin certaine! Mais, contre toute attente, nous avons trouvé une planète habitable et nous nous y sommes installés.»

Je souris intérieurement: je n'en avais jamais douté; les Madyls avaient appris - par nécessité, sans doute - à se débrouiller tous seuls et y réussissaient parfaitement. Personne ne les avait jamais aidés.

«-Et aujourd'hui, nous pouvons enfin prendre notre revanche! Vous nous avez repoussés, nous vous avons amenés ici; mais vous serez nos esclaves!

-Non! cria la voix de tout à l'heure. Vous ne pouvez pas faire une chose pareille! Mon enfant n'a que douze ans!...

-Ma fille en avait neuf quand nous avons dû partir. Mais personne ne s'en souciait!»

Neuf ans... Comme Tilma, songeai-je tristement. Peut-être, un jour, la reverrai-je. Mais elle ne me reconnaîtrait sans doute même pas. Comme dans un rêve, j'entendis le Madyl déclarer que nous devions rester sur un territoire qu'ils nous avaient attribué: la "Stofeterre". Le pays des Stofs. Quelle ironie! Ils avaient été bannis de la Terre, et ils nous abandonnaient une partie de leur nouvelle planète. Stofeterre. Aucun Madyl ne s'y aventurerait, et aucun Stof ne pourrait la quitter sans autorisation.

Le Madyl descendit de l'estrade et la foule commença à sortir du batiment sur l'ordre de nos gardes. Moi, cependant, je ne suivais pas le courant général. Me fiant à une impression indéfinissable, je tentai de m'approcher du groupe de Madyls. Alors que je n'étais plus qu'à quelques mètres d'un cordon d'hommes armés qui les protégeaient, je m'aperçus que le chef se disputait violemment avec la jeune femme que j'avais remarquée. Malheureusement, je ne pouvais saisir leurs paroles, car elles se perdaient dans les gémissements et les lamentations des Stofs. Quand j'atteignis les Madyls, je pus comprendre ce qu'ils disaient.

«-... comme eux, tu perds tout droit de condamner leurs actes! accusait la femme.

-Mais qu'est-ce que tu veux? Nous avons enfin l'occasion de leur faire payer leurs crimes! J'attendais ce moment depuis vingt ans! As-tu déjà oublié ce jour où nous sommes partis?

-Non, bien sûr. Mais on ne combat pas la haine par la haine! Oublie ton envie de vengeance et relache les!» ordonna-t-elle en nous désignant de la main.

L'homme la dévisagea froidement et répliqua d'un ton plus glacial encore que son regard:

«-Très bien. Va donc rejoindre ces Stofs que tu aimes tant! Tu n'est pas digne de vivre parmis nous!

-Sache tout de même que la majorité des citoyens est d'accord avec moi. Le peuple est las de ta haine! Tout ce qu'il veut, c'est vivre enfin en paix!»

Sur un geste de l'homme, un de ses gardes du corps l'attrappa fermement et la poussa vers la foule, puis le petit groupe s'éloigna vers la sortie et laissa la marée humaine des Stofs se refermer autour d'elle.

Je m'approchai. La jeune femme regardait ses compatriotes sans haine, sans colère, sans même du mépris. Ses yeux n'exprimaient que de l'incompréhension et de la douleur. Elle serrait nerveusement un pendentif dans ses doigts. Un pendentif que je connaissais... Par toutes les forces de l'univers! Cette jeune femme, c'était...

«-TILMA!!» m'exclamai-je, ébahie.

Elle tourna la tête vers moi et me contempla avec des yeux ronds.

«-Matschia? Matschia, c'est bien toi?

-Eh oui. Je suis l'esclave des tiens, maintenant.

-Tais-toi! Vous n'êtes pas nos esclaves, ni toi ni les autres!

-Ce n'est malheureusement pas l'avis de l'homme qui nous a parlé tout à l'heure.

-C'est mon père, répondit-elle tristement. Il a pris le commandement quand nous avons dû quitter la Terre. C'est grâce à sa force de volonté et à son courage que nous avons survécu et pu nous installer ici. Mais il ne rêve que de vengeance, et la plupart d'entre nous en avons assez. Seulement, comme il est considéré comme un héros, personne n'ose le contredire...»

Nous sortîmes du batiment avec les autres et nous partîmes vers notre territoire-prison. En chemin, j'examinais le paysage avec attention. Nous nous trouvions dans une ville; beaucoup d'immeubles étaient en construction, mais ceux qui étaient déjà debout avaient l'air solide. La société madyle devait connaître une formidable expansion, et ils avaient besoin de main d'oeuvre - nous. Des fenêtres, de nombreuses personnes nous regardaient passer, ce qui en soi n'était pas étonnant; mais leur expression me surprit. Je ne distingais pas bien leur visage, cependant, j'avais l'impression que le sentiment dominant était la pitié. Tilma avait donc raison: les Madyls, en majorité, regrettaient notre présence.

Je m'aperçus soudain qu'ils ne s'étaient pas installés sur cette planète autant que je l'avais cru. Nous marchions dans la boue, et, hormis la ville que nous venions de quitter, nous ne voyions autour de nous aucune trace de leur présence. En fait, ils avaient dû avoir beaucoup de mal pour bâtir une nouvelle civilisation; et je comprenais mieux leur lassitude devant l'attitude du père de Tilma. Ils étaient épuisés et rêvaient de tranquillité.

Au bout de deux heures, nous arrivâmes enfin à destination. Quelle désolation! La Stofeterre n'était qu'un vaste marécage entouré d'un immense mur semblant partir à l'infini, adorablement agrémenté de barbelés. J'eus le soulagement de savoir qu'au moins je ne resterais pas longtemps ici: nous allions sûrement vite mourir des maladies qui devaient infester cette région. Fol espoir! Par leur seule présence, les Madyls nous maintiendraient en vie; et nous resterions leurs esclaves pendant plusieurs siècles. Seuls de rares accidents pourraient délivrer quelques uns d'entre nous.

Je me sentais de moins en moins bien: j'avais froid et mal au coeur. Ce n'était pas possible, j'étais en train de faire un cauchemar, j'allais bientôt me réveiller et tout irait mieux. Hélas, je savais que tout ce que je voyais autour de moi était bien la réalité et non un produit de mon imagination. Ma volonté avait résisté jusque là, mais elle s'effondra soudain. Je tombai à terre, inconsciente...

Lorsque je me réveillai, Tilma était penchée sur moi. Les Madyls étaient repartis et les grandes portes par lesquelles nous étions entrés en Stofeterre avaient été refermées. Le seul lien restant avec l'extérieur était un passage surveillé par plusieurs gardes.

«-Est-ce que tu te sens mieux?» demanda doucement Tilma.

Je hochai silencieusement la tête. Je n'avais pas le courage de parler.

«-Ils nous ont laissé des habits et quelques couvertures, reprit-elle. Il faudrait construire un abri, si tu t'en sens capable: les nuits sont froides, ici, sur Madyla.

-"Madyla"? demandai-je avec un petit rire nerveux.

-Mon père a voulu appeler la planète ainsi.» répondit-elle en haussant les épaules.

Je m'aperçus que beaucoup de Stofs étaient déjà allés plus loin, emportant des couvertures et des vêtements, afin de trouver un endroit moins hostile que ces marécages. Nous fîmes de même, marchant un peu au hasard, sans savoir où nous installer. Tilma n'était pas d'un grand secours pour nous orienter, car elle ne connaissait pas l'endroit. Nous finîmes par trouver une colline sèche et rocailleuse, et nous élevâmes un mur de pierres pour nous protéger du vent. Mon amie me révéla que, par chance, la pluie ne tombait que sur les montagnes que nous apercevions au loin: sur notre colline, nous étions donc à l'abri de l'humidité. Elle savait aussi que les Madyls avaient prévu des distributeurs d'eau et de nourriture pour que nous ne mourrions pas de faim.

Je ne dormis pratiquement pas de la nuit. Je repensais à la Terre. A vrai-dire, ses habitants ne me manquaient pas, car je n'avais pas d'amis et j'avais perdu de vue ma famille depuis longtemps. Je ne regrettais que ses paysages verdoyants, ses arbres, ses chants d'oiseaux. Sur Madyla, au contraire, les paysages étaient désertiques, la vie animale quasi-inexistante, et les seuls végétaux étaient des algues, des mousses et des lichens. Peut-être le père de Tilma nous avait-il réservé la partie la plus hostile de leur planète; mais j'en doutais. Les abords de la ville où nous étions arrivés - l'unique ville, m'apprit mon amie quelques temps plus tard - ne semblaient pas plus agréables, et cependant c'était là qu'ils vivaient.

Le lendemain matin, nous nous rendîmes à un distributeur de nourriture. Je grimaçai en découvrant une infâme bouillie grisâtre dans les récipients qui tenaient lieu d'assiettes, ce qui arracha à Tilma un regard sévère.

«-Ne fais donc pas la moue, me reprocha-t-elle. Même dans la Ville, nous - enfin, ils - n'ont rien d'autre à manger. Nous sommes obligés de synthétiser la nourriture, puisque le sol de la planète ne produit rien de comestible. Evidemment, ce n'est pas particulièrement bon; mais c'est nourrissant et équilibré.»

Pendant les quelques journées suivantes, nous nous appliquâmes à construire une maison plus résistante que notre mur précaire. Ayant découvert de l'argile un peu plus loin, nous pûmes consolider notre habitation. Nous nous étions installées en Stofeterre. Malgré le peu de confort de notre vie, je commençais à m'y habituer; mais je redoutais le moment où les Madyls nous obligeraient à travailler.

Je m'aperçus bientôt que les distributeurs avaient une autre fonction que celle de nous approvisionner en nourriture. Chacun d'entre nous était identifié à chaque fois qu'il s'en approchait: dès que nos gardiens avaient besoin d'esclaves, il leur suffisait de venir chercher les Stofs qu'ils avaient repérés grâce aux distributeurs.

Le temps passait et j'essayais de réfléchir le moins possible à notre situation. J'ignorais depuis combien de temps nous étions ici et je ne voulais pas le savoir. Nous nous repérions dans la journée grâce à la position du soleil dans le ciel, parce que Tilma n'avait pas de montre et la mienne marquait les vingt-quatre heures terrestres, alors que la journée madyle en comptait moins de vingt. Afin de ne pas être emmenées pour le travail obligatoire, nous évitions d'aller prendre notre nourriture de jour et nous restions dans notre abri. Les tâches que devaient effectuer les esclaves étaient la plupart du temps harassantes et dangereuses, et nous avions vu plusieures fois revenir des Stofs grièvement blessés. C'était précisément de cela que nous avions le plus peur; la mort ne nous effrayait pas, elle aurait été au contraire ressentie comme une délivrance. Mais l'idée d'une souffrance atroce nous hantait.

Peu à peu, nous sombrâmes dans le silence, après nous être raconté en détail nos vies respectives depuis le départ de la Terre des compatriotes de Tilma - la mienne étant, d'ailleurs, fort peu intéressante. Nous n'éprouvions pas de haine envers les Madyls, car il ne nous était plus possible d'éprouver quoi que ce soit. Nous étions devenues insensibles, de véritables machines, incapables de penser. Notre seul but: manger, dormir, nous cacher. Echapper au travail forcé. Survivre loin de toute douleur, physique mais aussi morale. Je ne me souvenais plus de la Terre; j'avais oublié jusqu'à ma propre existence. J'ignore combien de temps s'est écoulé ainsi. Des années, sans doute. Des mois. Peut-être seulement des semaines.

Mais un jour, je fus brutalement ramenée à la conscience - et à la vie - par un homme que j'avais connu, si longtemps auparavant. A l'époque, c'était un vieillard; mais le pouvoir des Madyls avait rajeuni ses traits, aussi ne le reconnus-je pas. Lui, au contraire, se rappela aussitôt mon nom, après avoir pénétré précipitemment dans notre cachette.

«-Matschia Dillant! murmura-t-il, stupéfait. Vous aussi, vous êtes ici!»

Voyant que je le regardais sans comprendre, il ajouta:

«-Mademoiselle Dillant, je suis Nytol Dounk!

-Nytol Dounk... répétai-je en fronçant les sourcils, tandis que mon esprit se remettait lentement et difficilement à fonctionner. Monsieur Dounk! m'exclamai-je, les yeux écarquillés pour distinguer son visage dans la pénombre de l'abri. Non! Pas vous! Pourquoi ont-ils fait de vous un esclave? C'est trop injuste!

-Votre présence en Stofeterre est plus regrettable que la mienne, après tout ce que vous avez tenté pour les aider.» répondit-il.

Comme c'était étrange... Sa voix n'avait pratiquement pas changé. Naturellement, elle ne tremblait plus; cependant elle était aussi douce et désenchantée que quand je l'avais connu. Son visage était désormais celui d'un homme jeune, mais sa manière de parler trahissait sa longue expérience.

«-Mais vous n'êtes pas un Stof! repris-je. Vous êtes aussi différent de nous qu'eux!

-N'oubliez pas qu'ils ignorent jusqu'à notre existence.» fit-il remarquer.

Tilma, qui jusque-là était restée prostrée, sortit de sa torpeur pour nous questionner. Qu'avait donc cet homme de différent? J'expliquai alors un point que j'avais omis quand nous nous étions raconté nos existences, ayant pris l'habitude de ne jamais le révéler. Nous étions très peu à être au courant; et si le public l'avait appris, il aurait eu sans aucun doute la même réaction de rejet qu'envers les Madyls - et probablement pire. Les mutations qu'avaient connues l'humanité n'avaient pas seulement engendré des guérisseurs comme Tilma. Certaines personnes possédaient un pouvoir mental; je l'avais découvert par hasard, en surprenant une conversation. Ces gens étaient capables, par leur seule volonté, de pousser leur interlocuteur vers la décision de leur choix. Oh, ce n'était pas à proprement parler de la télépathie - cette faculté apparaîtrait peut-être un jour, mais elle n'existait pas encore-, c'était plutôt un fantastique pouvoir de persuasion. Malheureusement, leur pouvoir étant relativement limité, il leur était impossible d'obliger une foule à renoncer à une terreur irrationnelle. Mes amis psychécrates - je les avais surnommés ainsi, à défaut de connaître un nom adapté à leur cas - n'avaient pu m'aider à forcer les Stofs à laisser revenir sur Terre les Madyls.

Tilma regarda Monsieur Dounk avec espoir, et je compris qu'elle avait eu la même idée que moi.

«-Je sais ce que vous allez me demander. dit-il sans entrain. C'est inutile. J'ai déjà essayé d'influencer mes gardes, sans aucun succès. Comme vous vous en souvenez sans doute, Mademoiselle Dillant, mon pouvoir est très faible. Je ne peux rien faire pour nous sortir de cette situation.

-Je suppose qu'il vous est impossible d'influencer mon père? demanda tristement mon amie.

-Votre père?? répéta-t-il.

-Tilma est une Madyle. expliquai-je alors.

-Ça alors... Mais que faites-vous donc en Stofeterre?»

Elle relata alors les faits qui avaient suivi notre arrivée sur Madyla. Pendant son récit, elle fixait le mur de notre abri et semblait gênée de l'attention que nous lui portions. Je gardai le silence, plongée dans le souvenir de cette horrible journée. Je me sentais lasse et faible. J'avais envie de mourir, mais Monsieur Dounk m'en empêcha. Il avait dû se rendre compte que j'étais à bout de forces, aussi se chargea-t-il de me redonner confiance en moi.

«-Mademoiselle Dillant, ne vous laissez pas emporter par le désespoir. Vous n'avez pas le droit de vous abandonner ainsi! Regardez-vous: vous êtes famélique! Vous méritez mieux.»

Je levai vers lui des yeux mornes, remarquant en même temps que Tilma pleurait doucement.

«-Je ne peux rien faire... Rien... soupirai-je en haussant les épaules.

-Parfois les paroles sont plus efficaces que la psychécratie. Dites leur que vous étiez de leur côté, que vous avez essayé de les faire revenir. Dites leur ce que vous voudrez, mais tentez tout pour sortir de cet enfer!

-Et après? Quelle importance cela a-t-il que je réussisse à quitter la Stofeterre, si je suis la seule?»

Mais au moment où je prononçais ces paroles, je me sentais reprendre courage. Brave Monsieur Dounk! Il était décidé à nous rendre notre confiance en nous.

Je me levai et sortis de l'abri. L'éclat vif du soleil me fit cligner des yeux, car j'avais perdu l'habitude de la lumière. Pour la première fois, j'examinai en détail le paysage qui m'entourait. Les quelques Stofs que j'aperçus étaient hagards, comme moi quelques minutes seulement auparavant. Dans le ciel, un éclat métallique trahissait un vaisseau madyl survolant la Stofeterre. Je me retournai vers notre abri: l'argile avec laquelle nous avions cimenté les murs était craquelée de toutes parts, et je m'étonnai qu'il ne se soit pas écroulé sur nous. Je regardai de nouveau le territoire qui nous servait de prison. J'étais redevenue une femme décidée.

«-A nous deux, Madyla!» murmurai-je.

Les semaines suivantes, je cherchai un moyen de nous évader, mais je n'en trouvai qu'un seul: la mort. Et je ne voulais plus mourir. Tilma et moi surtout nous aventurions de plus en plus aux alentours des distributeurs de nourriture. Peut-être était-ce - dans mon cas, tout au moins - une irrésistible curiosité, un désir de voir la Ville de plus près. Je ne saurais le dire.

Et un jour, l'inévitable arriva: les Madyls nous emmenèrent travailler. Leur engin se posa à côté de nous, et deux hommes en armes nous poussèrent à l'intérieur. Le trajet fut court, aussi en déduisis-je que leur Ville s'était considérablement étendue. Je me surpris à songer qu'ils auraient du mal à nourrir leur population si elle augmentait aussi vite.

Nous étions chargées de faire fonctionner des machines à nourriture. Les autres Stofs étaients pratiquement tous des femmes - en général, les tâches les plus difficiles étaient confiées aux hommes. J'observai nos gardes avec attention. Comme c'était étrange... Ils semblaient soucieux, et même inquiets.

J'essayai de surprendre leur conversation tout en travaillant. Et soudain je compris la raison de leur inquiétude! J'aurais dû m'en douter! Nous étions bien trop nombreux sur la planète, et les végétaux n'arrivaient plus à produire suffisamment d'oxygène. Le pouvoir des Madyls ne pouvait rien contre l'asphyxie!

J'éclatai de rire et Tilma se tourna vers moi avec effroi. Je regrettai aussitôt ma réaction: les gardes allaient sûrement nous punir pour un tel affront. Après tout, je me demande si ce n'était pas là mon but: je voulais provoquer le destin. Cependant, celui qui était le plus près se contenta de me regarder d'un air étrange et me demanda:

«-Pourquoi riez-vous?»

Je gardai le silence.

«-Pourquoi riez-vous? répéta-t-il. La perspective de mourir est-elle donc si amusante?

-La Terre aussi est au bord de l'asphyxie, répondis-je. Avant d'être emmenée ici, j'étais biologiste. Je venais d'inventer, avec mon laboratoire, une machine photosynthétique. Mais je ne suis qu'une Stofe, n'est-ce pas?...»

Tandis que je prononçais ces paroles, j'eus une impression fugitive et indéfinissable; mais je n'avais pas le temps de m'en préoccuper. La situation allait enfin pouvoir changer. Grâce à la sympathie que le vieux psychécrate me portait et à son pouvoir, j'étais maintenant en mesure de nous libérer. Merci. Merci pour votre confiance, Monsieur Dounk. Merci de m'avoir sortie de ma torpeur.

A partir de ce moment-là, tout se passa très vite. Le bannissement était déjà loin dans l'esprit des Madyls, et l'admiration pour le père de Tilma avait faibli. La contestation montait, surtout depuis qu'ils avaient appris l'insuffisance de la production d'oxygène par les végétaux. De petits groupes s'étaient constitués en faveur de la libération des Stofs. Finalement, mon offre d'échanger la liberté des miens contre une machine photosynthétique fut accueillie comme une chance de faire preuve de pitié sans se sentir faible. Le père de mon amie dut céder à la pression de son peuple, décidé à accepter toute solution qui lui éviterait de devoir, une fois de plus, abandonner la planète où il vivait.

Quand nous revîmes, Tilma et moi, de la salle où les Madyls les plus influents m'avaient écoutée proposer ma solution, conseillés par plusieurs biologistes, elle était plus radieuse que jamais. Cependant, il me sembla qu'une ombre passait sur son visage. Je l'observai avec étonnement et lui demandai la raison de son hésitation.

«-Je suppose, soupira-t-elle, que la plupart des Stofs n'accepteront jamais la paix nouvelle que permet leur libération. Comment pourraient-ils oublier que les Madyls ont voulu faire d'eux des esclaves?

-Ne t'inquiète pas: il n'y aura aucun problème.» répondis-je, un vague sourire sur les lèvres, regardant droit devant moi vers un futur qui bientôt serait présent.

Il y avait une chose que Tilma ignorait, et dont je venais moi-même seulement de prendre conscience. J'étais une psychécrate particulièrement puissante.