VIE-4

PROLOGUE

«-Comme vous le savez, la Terre n'a pas toujours été unie. Autrefois, il y avait plusieurs pays. Qui peut me dire depuis quand date l'Unification de la Terre?

-Moi, monsieur!

-Moi, monsieur!

-Toi, Géroldino.

-Eh bien, en l'an 278 ATGM...

-Que signifie ATGM, Géroldino?

-Après la Troisième Guerre Mondiale.

-Bien. Continue.

-Ce qui fait l'an -1 de l'UT (Unification de la Terre), la Terre était partagée en deux pays: l'URCS ou Union des Républiques Communistes Soviétiques et l'URCU ou Union des Républiques Capitalistes Unies...


CHAPITRE 1

Juliette- Elisabeth- Jeanne- Lucie, Soviétaise- Française d'une vingtaine d'années, alluma sa TCS (Télévision Cinq Sens) et écouta les "infos".

«-Bjur, camrads. Vla tu d'abor lé titr cö va dévlopé dä se jurnal: ojurd'üi s'tè l'uvèrtür dü nvo FTÜSI. Com vu l'savé tus, le Robo sätral a désidé...»

Juliette fronça les sourcils et réfléchit un instant. Que pouvait donc être ce "FTUSI" dont avait parlé le journaliste? Encore des initiales!... Elle soupira: qu'elle regrettait l'époque - qu'elle n'avait hélas! pas connue - où les hommes n'abréviaient pas tous les mots! Prise de mélancolie, elle éteignit la TCS et sortit de sa "pièce", qui était en fait constituée d'un lit, d'une TCS et d'un PAPAR (Plateau A Pilules d'Algues Reconstituées). C'était une pièce de luxe, car elle pouvait s'asseoir dans son lit, alors que la plupart des gens devaient rester couchés. Elle alla à la SBUS (Salle de Bains à UltraSons). En chemin, elle rencontra un camarade qu'elle connaissait.

«-Bjur, camrad Jülièt-Elizabèt-Jan-Lüsi.

-Bjur, camrad Jä-Lui-Äri-Fräsua. Mè apèl mua JEJL.

-E mua JLHF. U t'va?

-A SBÜS.

-Slü JEJL!

-Slü!»

(Pour plus de compréhension, je traduirai désormais en Français correct tous les dialogues. Voici la traduction de celui-ci:)

«-Bonjour, camarade Juliette-Elisabeth-Jeanne-Lucie.

-Bonjour, camarade Jean-Louis-Henri-François. Mais appelle-moi JEJL.

-Et moi JLHF. Où vas-tu?

-A la SBUS.

-Au revoir, JEJL!

-Au revoir!»

Juliette regarda Jean-Louis-Henri-François s'éloigner et se dirigea à petits pas vers la SBUS. Elle entra dans la CN (Cabine de Nettoyage) et appuya sur le bouton. Un flot d'ultrasons la nettoya sans bruit en quelques secondes. Juliette alla ensuite à la BSPMA (Bibliothèque Seulement Pour les Membres de l'Administration - dont elle avait la chance de faire partie). C'était là qu'elle avait pour la première fois trouvé des livres qui parlaient d'avant LA Guerre, du temps où l'homme vivait encore à la surface. Cela lui avait donné un choc, l'atmosphère terrestre étant radioactive, polluée, surchauffée, et ne comportant pas la moindre molécule d'oxygène - qui l'ignorait?

Une mouche l'agaça et Juliette eut un sourire ironique: de tous temps, l'homme avait essayé de se débarrasser de cet insecte. Et pourtant, en cette année 278 (ATGM, bien sûr), les seuls êtres vivants étaient les hommes, quelques chiens, chats ou oiseaux - descendants des "animaux familiers" que les humains avaient emmenés avec eux dans les abris anti-atomiques, du temps de LA Guerre-... et les mouches. Les végétaux, eux, avaient totalement disparu, à l'exception de certaines algues et de quelques plantes de laboratoire.

Juliette eut soudain envie d'être seule. Elle se leva et sortit de la BSPMA. Elle décida d'aller dans sa "cachette". C'était ainsi qu'elle appelait un endroit connu d'elle seule - du moins le croyait-elle-; elle s'y rendait souvent pour s'isoler. En effet, les "pièces" n'étant pas fermées, cela était quasiment impossible ailleurs. Juliette marcha sans se faire remarquer jusque dans un couloir désert. Celui-ci, assez long et sombre, était inutilisé depuis quelques années, pour une raison quelconque, et, de part et d'autres, les "pièces" étaient en ruine. On pouvait voir, sur le sol, une étrange poussière brunâtre.

Arrivée au fond du couloir, Juliette s'approcha d'un amoncellement de blocs de plastique. En éclairant avec sa lampe de poche, elle vit le trou où elle avait l'habitude de se faufiler. Elle passa de l'autre côté de l'éboulis. Elle s'assit, le dos appuyé contre les restes d'un mur, éteignit sa lampe et resta dans le noir le plus total. Elle ferma les yeux et laissa son esprit vagabonder.


CHAPITRE 2

Juliette se réveilla soudain. En regardant sa montre, elle s'aperçut qu'il était un peu moins de sept heures du soir - elle avait dormi près de deux heures. Elle se demanda ce qui avait bien pu la réveiller. Un bruit, sans doute... Oui, ce devait bien être un bruit. Mais d'où pouvait-il bien provenir? Il ne pouvait y avoir personne dans le couloir. D'ailleurs, le bruit venait de l'autre côté. Juliette se leva en silence et se dirigea vers le lieu d'origine des bruits qu'elle avait entendus. Elle avançait prudemment, car elle avait peur de tomber sur quelque bloc. Elle s'arrêta brusquement: elle entendait maintenant clairement des pas. Un faisceau lumineux apparut, et atteignit Juliette, éblouie. Une exclamation étouffée lui parvint, et une voix masculine demanda:

«-Qui êtes-vous?»

Juliette ne comprit tout d'abord pas la question, puis elle se souvint de l'ancien langage; cela voulait dire:

«-Vu èt ci?» Mais elle ne répondit pas. Elle essaya de voir le visage de celui qui parlait, mais en vain; la lumière était trop forte et la personne se trouvait dans l'obscurité.

«-Qui êtes-vous? répéta la voix.

-Juliette-Elisabeth-Jeanne-Lucie. répondit-elle enfin.

-Que faites-vous ici?

-Je pourrais poser vous la même question.» répondit-elle avec difficulté.

Elle se demandait qui pouvait bien être ce homme, qui parlait l'Ancien Français.

«-Eh bien, voilà. Nous venons, Tapédine et moi...

-Est-ce bien prudent? Nous ne savons rien sur ces gens!» dit une femme, inquiète.

L'homme réfléchit un instant.

«-Il faut bien lier connaissance, dit-il enfin. Nous venons de l'espace...

-De l'espace! s'exclama Juliette, qui se souvenait de vagues notions apprises à l'école.

-Oui, de l'espace, continua la femme. Là-haut, loin au dessus de la Terre, se trouve une station orbitale. Nous venons de là.

-Mais, vous avez fait comment, non seulement pour quitter la Terre sans que le gouvernement s'aperçoive en, mais encore pour construire la?!

-Nous, ou du moins nos ancêtres, sont partis de la planète AVANT LA Guerre.

-Avant LA Guerre..., pensa Juliette, songeuse; voilà pourquoi ils ne parlent pas la même langue...

-Pourriez-vous nous guider dans votre pays?

-Oui, nous aimerions tant savoir comment vous vivez, ici!

-C'est à dire que... commença Juliette... Je pense qu'il vaudrait mieux que vous montriez pas vous. A mon avis, le gouvernement serait pas particulièrement content de savoir qu'il reste des gens sachant exactement comment LA Guerre s'est réellement passée, et ce qui est arrivé ensuite. En plus, je suppose que vous êtes pas communistes?

-Non, répondit la femme. D'un commun accord, nos ancêtres, venus d'un peu partout, ont décidé d'abolir l'argent dans la station. Etant donné que nous sommes relativement peu nombreux, chacun peut recevoir ce dont il a besoin. Une monnaie n'aurait aucune utilité pour notre communauté.

-Ils ont eu une bonne idée! s'exclama Juliette.

-Ne pourrions nous même pas nous glisser subrepticement dans votre ville pour l'étudier?

-Surtout pas! Si le Robot Cental, qui gouverne notre pays, apprenait votre présence ici, il ferait arrêter et exécuter vous tout de suite. Il craindrait que vous représentez un danger pour son pouvoir!

-Bon, eh bien je crois que nous allons rentrer à la station. Voulez-vous nous accompagner?

-Volontiers,... euh... Votre nom est quel?

-Je m'appelle Vyniu Malaint, et voici ma soeur, Tapédine.

-Enchantée.» répondit Juliette.

Tous trois s'apprêtaient à partir quand une voix métallique sortie d'un haut-parleur résonna dans le couloir; elle parlait en Nouveau Français:

«-JULIETTE-ELISABETH-JEANNE-LUCIE! NUMERO 56 MILLIARDS 23 MILLIONS 792 MILLE 851! REVENEZ SUR VOS PAS! N'ALLEZ PAS PLUS LOIN!»

Tous se regardèrent.

«-Le Robot Central! gémit Juliette. Il a dû entendre nous!

-Non: il vous repère grâce à un objet magnétique que vous devez sans doute porter sur vous.»

Juliette réfléchit et se demanda quel pouvait bien être cet objet. Soudain, elle eut une idée: sa ceinture! Tout le monde en portait une, et c'était obligatoire de toujours la garder sur soi. Elle l'enleva et alla à l'endroit où elle s'était endormie. Là, elle la déposa et s'éloigna à nouveau.

«-BIEN. NE BOUGEZ PLUS MAINTENANT.»

Juliette, Tapédine et Vyniu repartirent en éclairant leur chemin avec leurs lampes. Ils durent d'abord escalader des amoncellements de débris, puis avancèrent dans un couloir dont le plafond s'était effondré. Enfin, ils arrivèrent dans une pièce presque intacte.

«-Attendez, Juliette, dit Vyniu en enfilant une sorte de scaphandre, pendant que Tapédine faisait de même. Je vais aller vous chercher une combinaison anti-radioactive.»

Il revint quelques instants plus tard. Quand Juliette fut prête, Tapédine dit:

«-Vous n'avez jamais vu la surface de la Terre, n'est-ce pas?

-Non. répondit Juliette.

-Eh bien, suivez-moi.»

Elle s'approcha d'une porte. Tous trois pénétrèrent dans un sas. Au bout d'un court instant, l'autre porte s'ouvrit.

«-Oh!» s'exclama Juliette.

Ils étaient maintenant sous une grande coupole en verre, à travers laquelle ils apercevaient un paysage. Comme la Terre avait dû être belle avant que les hommes ne la détruisent! Mais désormais elle paraissait hostile et désolée; ce n'était plus qu'un paysage rocailleux et sec. Au loin, on apercevait ce qui avait été la mer. Plus près, un ruisseau cristallin coulait, vestige de la beauté et de la pureté passées.

«-Partons, maintenant.» dit Tapédine.

Ils sortirent par un autre sas, donnant sur l'extérieur. Ils marchèrent jusqu'à une colline, derrière laquelle se trouvait l'engin des Malaint.


CHAPITRE 3

Le "vaisseau" était une sorte de toupie, très pointue vers le haut et ayant une base vaguement arrondie. Il reposait sur le sol par cinq "pattes" fines. Tapédine sortit une télécommande de sa combinaison et appuya sur une touche. Aussitôt, une nacelle descendit du centre de la "navette". Les trois amis y entrèrent, et elle remonta.

Après avoir traversé un sas et quitté leur scaphandre, ils arrivèrent dans une grande salle circulaire, dont les "murs" étaient couverts d'écrans, devant lesquels se trouvaient des pupitres.

«-Voici la salle des commandes. dit Vyniu.

-C'est d'ici que l'on peut diriger le vaisseau.» ajouta Tapédine.

Ils allèrent ensuite à l'étage supérieur. Il était divisé en quatre parties: une chambre, une petite cuisine, une SBUS-toilettes et une pièce de rangement; Juliette fut très étonnée par la chambre et la cuisine en se remémorant sa "pièce" minuscule et son PAPAR. Au troisième étage, ils purent voir une sorte de grande serre éclairée par une lampe très puissante. Tout à fait en haut du vaisseau se trouvait l'ordinateur principal.

Après avoir tout visité, ils redescendirent à la salle de contrôle.

«-Vous pouvez aller dans la serre, si vous voulez. proposa Tapédine.

-Merci; je crois que je vais être passionnée par toutes ces plantes si différentes!»

Juliette s'y rendit tandis qu'ils décollaient. Elle vit non loin d'elle un immense végétal - plus grand qu'elle-même! Au pied de l'arbre - car c'était un arbre, mais elle ignorait ce mot-, il y avait un petit rectangle de plastique avec d'étranges traits noirs. Il était accroché à une courte baguette plantée dans la terre. Juliette fut très intriguée: qu'est-ce que cela pouvait bien être? Elle s'approcha d'une autre plante: toujours le même morceau de plastique, mais les traits noirs étaient placés différemment.

A ce moment-là, une petite secousse fit vibrer tout l'appareil. Tapédine monta. Juliette se précipita vers elle et lui demanda à quoi servaient ces morceaux de plastique.

«-Sur chacun d'entre eux est écrit le nom de la plante la plus pr... Vous ne savez pas lire!?

-"Lire"? Ca veut dire quoi?

-Chacun des signes est une "lettre". Les assemblages de lettres forment des mots. Tenez: regardez celui-ci - elle prit le rectangle de plastique qui était à côté de la plante qui avait intrigué Juliette à son arrivée. Cette lettre représente le son "p", puis "o", puis deux fois la lettre "m", puis "i", et ces deux-là en fin de mot font "é". "Pommier". C'est le nom de cette plante.»

Juliette s'approcha d'un autre rectangle de plastique.

«-Et celui-ci?

-"t", "ill", "eu", "l". "Tilleul".

-C'est fantastique!

-Mais comment faites-vous? Vous n'avez ni livres, ni rien??

-Si. On a des livres, et des ordinateurs. Mais pour... euh... "lire", on passe le doigt sur les lignes et le livre dit les paroles. C'est un peu pareil pour les ordinateurs, on parle et l'ordinateur répond.»

A ce moment-là, on entendit la voix de Vyniu:

«-Alors, les bavardes, vous venez?

-Savez-vous ce qu'est une "ville"? demanda Tapédine.

-Non.

-C'est un groupe plus ou moins important de maisons... de "pièces", si vous préférez; qui se trouve en surface. Descendez voir: nous nous sommes posés dans une ville qui s'appelait "Paris". C'était la capitale de la France.

-La capitale?? Mais la France n'est qu'une région de l'URCS!

-Avant LA Guerre, c'était un vrai pays.»

Toutes deux descendirent à terre avec Vyniu, après avoir enfilé leurs combinaisons.

Autour d'eux, à perte de vue, s'étendaient des ruines. A une époque reculée, certains avaient été des immeubles, mais les bombes et les années avaient eu raison de la plupart des bâtiments. Non loin, Juliette aperçut un édifice métallique entièrement rouillé.

«-C'est quoi? demanda-t-elle.

-Cela s'appelait "la tour Eiffel". Elle a été construite il y a plusieurs siècles! répondit Vyniu.

-C'était vraiment du solide!» ajouta Tapédine en riant.

Ils allaient vers la tour Eiffel quand Juliette poussa un cri.

«-J'ai vu quelque chose bouger, là! s'écria-t-elle en montrant des ruines.

-C'est impossible! s'exclama Tapédine. Quelle créature pourrait survivre sur Terre?

-Je vous le jure: j'ai aperçu quelque chose. C'était assez petit, dit Juliette en écartant ses mains d'une trentaine de centimètres, et ça avait une sorte de queue repliée au-dessus du corps, et...

-Un scorpion géant!! s'exclamèrent en choeur Tapédine et Vyniu en l'apercevant qui s'approchait. Venez, vite!» dirent-ils à Juliette fascinée de peur.

Une fois rentrés à l'abri à l'intérieur du vaisseau, le frère et la soeur s'interrogèrent: comment un scorpion pouvait-il bien vivre à la surface?

«-Je pense que la radioactivité a provoqué d'étranges mutations chez les arachnéides, qui résistent mieux que les autres espèces...

-Ce qui leur permet de vivre dans une atmosphère polluée et sans oxygène... Moui, c'est ce qui s'est sans doute passé...

-En tout cas, moi, je partirais bien d'ici!

-Vous avez raison, Juliette. Bon, en route vers la station!» s'exclama Tapédine.


CHAPITRE 4

La station orbitale était constituée d'une grosse boule où allaient s'amarrer les vaisseaux, traversée par une grande barre à laquelle étaient accrochés deux immenses panneaux solaires. La boule centrale était reliée à de nombreux autres compartiments sphériques, raccordés entre eux par de longs couloirs; et le tout tournait lentement sur lui-même afin de créer une pseudo-gravité. Chaque petite partie avait un climat différent des autres, ce qui avait permis la survie d'un bon nombre d'espèces animales et végétales. L'ensemble de la station était vraiment énorme: il devait avoir plus de deux kilomètres de rayon.

Le vaisseau de Tapédine et Vyniu alla s'amarrer avec les autres à la boule centrale. Ils en descendirent avec Juliette. Celle-ci fut très étonnée par l'intérieur de la sphère, car elle était surprise à tout instant de voir des personnes marcher à l'envers presque au-dessus de sa tête, bien que la pseudo-gravité y fût assez faible.

Un rassemblement se forma autour des nouveaux venus, principalement formé d'enfants. Les questions fusaient de tout côté:

«-A quoi est-ce qu'elle ressemble, la Terre?

-Avez-vous rencontré des descendants des survivants?

-Est-ce que c'est vrai qu'il y a des méchants mutants sur la Terre?

-Mais non, voyons!

-Et quelle impression cela fait-il de marcher sur le sol et de voir un paysage immense autour de soi?

-Qui est cette jeune femme avec vous?

-Eh bien,... commença Vyniu.

-Chut, taisez-vous!

-Chut!

-J'appelle me Juliette-Elisabeth-Jeanne-Lucie. Je viens de la France, en URCS.

-Qu'est-ce?

-Deux pays sont sur la Terre: l'URCS et l'URCU...»

Juliette expliqua aux habitants de la station orbitale l'état de la surface de la planète, la vie sous-terraine, l'absence de tout contact et même la haine envers l'URCU, les bébés accueillis dès la naissance dans un "Centre" dont on ne savait rien, et d'où ils ne ressortaient que quand ils étaient suffisamment "conditionnés", et surtout l'absence de libertés, tout étant dirigé et contrôlé par le Robot Central. C'étaient les enfants qui étaient le plus étonnés; ils ne parvenaient pas à comprendre comment c'était possible.

Quand enfin la foule se fut assez dispersée pour qu'ils puissent passer, Tapédine et son frère conduisirent la Terrienne au bureau de la dirigeante de la station.

«-Juliette, je vous présente le Docteur Mélina Valmine. Docteur, voici Juliette-Elisabeth-Jeanne-Lucie, présenta Vyniu. Je pense qu'elle peut mieux que nous vous expliquer ce qu'il en est des mondes sous-terrains.

-Enchantée, Docteur Valmine.

-Tout le plaisir est pour moi. répondit la Spatienne.

-Le Dr Valmine dirige la station, en quelque sorte.

-Ainsi donc, vous venez de la Terre. Est-ce que tout ce que Tapédine et Vyniu m'ont dit pendant leur retour à la station est bien vrai?

-Hélas! C'est même pas exagéré. dit Juliette d'une voix triste.

-J'aurais dû me douter que ce n'était pas comme ici, à la station, réfléchit Mélina à voix haute. Les scientifiques qui avaient été envoyés pour cette mission avaient été choisis en fonction de leur amour de la vie et leur respect des autres. Ils ont transmis ces qualités à leurs descendants, jusqu'à nous. Mais, sur Terre, tout était différent: ne serait-ce que LA Guerre en témoigne... Ce "Robot Central", demanda-t-elle soudain à la Terrienne, êtes-vous vraiment sure que c'est une machine?

-Euh... J'ai encore jamais réfléchi à ça. Mais tout le monde dit le, en tout cas. Et j'ai l'impression de savoir qu'il est bien un robot. Pourquoi vous posez cette question?

-Parce qu'un robot est incapable de penser. Il ne fait qu'effectuer bêtement ce pour quoi il a été programmé. Il ne peut pas diriger un pays, car il ne peut pas faire face à une situation inattendue, voyez-vous.

-Vous pensez vraiment qu'il s'agit d'un être humain qui se fait passer pour un robot!? s'exclama Vyniu.

-Après tout, ce n'est pas impossible. répondit Tapédine, songeuse.

-Mais alors, pourquoi? demanda Juliette.

-Cela, je n'en sais rien, dit Mélina. Il doit être fou. Ou alors, il cherche à se protéger: on peut tuer un être humain, tandis qu'un robot est immortel. Ou encore il ne veut pas montrer qu'il est exactement comme chacun d'entre vous, et que n'importe qui pourrait prendre sa place. Il y aurait beaucoup de possibilités; et je pense que personne ne pourra jamais savoir la - ou les - véritables raisons de cette attitude.

-C'est vraiment incroyable... murmura la Terrienne dans sa langue natale. Il y a à peine quelques heures, je n'imaginais même pas l'éventualité d'un autre monde que l'URCS ou l'URCU; et maintenant je suis là, dans l'espace, avec des gens qui affirment que le Robot Central n'est pas un robot! Nous irions tous en prison s'il apprenait l'existence de cet endroit... Mais, demanda-t-elle à Mélina, comment ça est possible que le Robot Central sait pas qu'il y a des hommes dans l'espace?

-Ce n'est pas étonnant, Juliette, expliqua la Spatienne. Même avant LA Guerre, à l'époque où la station a été construite, très peu de personnes étaient au courant de ce projet. La plupart étaient nos ancêtres, et les autres - ceux qui sont restés - sont morts pendant les affrontements ou bien ont tu ce qu'ils savaient pour nous protéger. Les engins emmenés à bord étaient à la pointe de la technologie, et l'armée se serait empressée de s'en emparer si elle avait eu connaissance de leur existence. Et LA Guerre aurait été infiniment plus terrible qu'elle ne l'a été...»

La conversation continua un moment, puis Tapédine, Vyniu et Juliette prirent congé de Mélina. Le frère et la soeur firent visiter la station à leur nouvelle amie, puis celle-ci alla se reposer pour se remettre de cette journée si riche en émotions.


CHAPITRE 5

Sous Terre, à plusieurs centaines de mètres de profondeur, des GARVORC (Gardes Armés pour le Respect des Volontés et des Ordres du Robot Central) - c'étaient des hommes et des femmes armés jusqu'aux dents, et protégés de la tête aux pieds par une sorte d'armure, qui étaient dévoués au Robot Central jusqu'à la mort - se dirigèrent vers la "cachette" de Juliette. En effet, cela faisait déjà plusieurs jours que la jeune femme était partie avec les Spatiens, et la ceinture n'avait évidemment pas bougé.

Les GARVORC s'assurèrent qu'il n'y avait personne en vue avant de pénétrer dans le couloir inhabité. Le Robot Central n'avait en effet aucune envie que quelqu'un sache qu'une personne était allée dans cet endroit interdit - Juliette était vraiment un exemple à ne pas suivre. Au bout du couloir, ils déblayèrent l'éboulis pour passer là où se trouvait la ceinture. L'un d'entre eux la prit et l'examina avant de regarder l'autre sortie. Il saisit le talkie-walkie qu'il portait à la taille et parla au Robot Central:

«-Elle a dû sortir à la surface, dit-il. Devons-nous continuer?

-QUOI!? SORTIR A LA SURFACE... murmura le talkie-walkie. ALLEZ PLUS LOIN POUR VOIR SI ELLE EST VRAIMENT PARTIE. ordonna-t-il enfin.

-Bien.» répondit le GARVORC.

Ils s'exécutèrent et allèrent jusqu'au sas mais ne le dépassèrent pas, car ils n'avaient pas de combinaison pour sortir.

«-Nous sommes arrivés à un sas, déclara un GARVORC, mais elle n'est plus là. Que devons-nous faire maintenant?

-ELLE EST DONC VRAIMENT SORTIE... songea le Robot Central.MAIS ELLE N'AVAIT ENCORE JAMAIS DEPASSE LE PREMIER COULOIR... ET CE N'EST CERTAINEMENT PAS ELLE QUI A EU L'IDEE D'ENLEVER SA CEINTURE... DE TOUTE MANIERE, ELLE SAVAIT QU'ELLE MOURRAIT SI ELLE SORTAIT SANS SCAPHANDRE... DONC QUELQU'UN L'A ACCOMPAGNEE; QUELQU'UN QUI AVAIT DES COMBINAISONS ANTI-RADIOACTIVES; QUELQU'UN DE L'EXTERIEUR... Y AURAIT-IL ENCORE, A LA SURFACE... mais il rejeta vite cette idée: NON, C'EST IMPOSSIBLE. AUCUN ETRE HUMAIN NE SURVIVRAIT. MAIS ALORS, QUI...?»

Quoi qu'il en soit, il devait faire quelque chose. Il ordonna qu'une dizaine de GARVORC se cachent dans les "pièces" du premier couloir et le surveillent en permanence, afin de repérer si cette femme revenait, accompagnée ou non. Les relèves auraient lieu toutes les six heures.


Un jour, Juliette demanda à Tapédine et son frère qui avait vraiment déclaré LA Guerre, de l'URCS ou l'URCU. En réalité, lui répondirent les Spatiens, il était très difficile de savoir la vérité. Ce qui était certain, c'était que les deux blocs - le bloc de "l'Est", communiste, et le bloc de "l'Ouest", capitaliste - avaient fait mine de désarmer. Mais ils avaient développé - en cachette, bien sûr - leurs armements, en particulier nucléaire. Ils avaient également construit de nombreux abris sous-terrains, justifiés par la mort imminente de la Terre due à la pollution. Mais le fait qu'ils aient tous été anti-atomiques laissait soupçonner que les gouvernements étaient loin d'ignorer la perspective d'une guerre prochaine. On ne savait pas qui avait attaqué en premier, mais, en tout cas, personne n'avait cherché à éviter la guerre.

Tandis qu'ils se promenaient dans la station, Tapédine et Vyniu continuèrent à expliquer ce qui s'était passé.

«-Dès le début des combats - si du moins on peut parler de combats, car les soldats russes et américains ne sont arrivés que vers la fin, pour se "partager" les pays - les populations se sont réfugiées dans leurs sous-caves protégées ou dans les abris communs, chacun essayant d'emporter le plus de biens. Le monde sous-terrain, encore peu développé, était surtout constitué de grandes pièces servant de maisons sommaires, et de galeries les reliant. Au début, certains préféraient rester à la surface. Les malheureux! La vie y est vite devenue impossible. Quand les bombes atomiques tombaient à proximité d'une ville, ils cherchaient à se réfugier dans les abris; mais ceux qui y étaient déjà leur en refusaient l'accès par peur d'une contamination radioactive: je crois bien qu'aucun n'a survécu...

-Quelle horreur!

-Saviez-vous, Juliette, qu'il existait plusieurs millions d'espèces animales et végétales sur Terre, avant LA Guerre?

-Plusieurs millions! Et... Elles... elles ont toutes... disparu à tout jamais!

-Pas tout à fait.» répondit Tapédine avec un sourire énigmatique.

Ils se rendirent à la boule centrale, embarquèrent, et les Spatiens emmenèrent Juliette dans une sorte d'immense vaisseau qui se trouvait non loin de la station.

«-C'est quoi? demanda la Terrienne avec stupéfaction.

-Venez voir.»

C'était là la réalisation du plus grand espoir jamais conçu. Dans ce caisson de métal, en orbite autour de la Terre depuis trois siècles, se trouvaient réunies des milliards de cellules de presque cinq millions d'espèces vivantes. Quand la petite communauté de scientifiques avait quitté la planète, elle avait une mission secrète, du nom mystérieux de "VIE-4". Elle avait pour cela emmené peu à peu toutes ces cellules. L'objectif final n'avait encore jamais été réalisé, faute d'eau: il aurait fallu retourner sur Terre pour en chercher un peu, ce qui était impensable étant donné le taux de radioactivité. Mais, maintenant qu'il avait suffisamment diminué, les Spatiens espéraient pouvoir enfin mener à bien cette entreprise insensée: transférer sur Mars la vie qui avait disparu de la Terre.

Ils allaient d'abord créer d'immenses serres où ils ne mettraient que des végétaux. Avant dix ou vingt ans, ils pourraient les supprimer, car l'humidité et la température, ainsi que la teneur en oxygène, permettraient la vie à l'air libre. Les animaux seraient réintroduits quelques décennies plus tard: Mars serait devenue la remplaçante de la Terre...

Pendant les deux mois qui suivirent l'examen des échantillons du précieux liquide ramenés par les Malaint, les Spatiens construisirent sur Mars des usines pour dépolluer et finir de "déradioactiver" l'eau, et une centaine de vaisseaux se relayèrent pour en amener un peu - du moins à l'échelle d'une planète - de la Terre. Quand l'atmosphère martienne se serait assez réchauffée, la glace contenue dans le sol fondrait et il y aurait assez d'eau pour continuer la mission en plein air. Les premières coupoles apparaissaient un peu partout à la surface de Mars, et plus d'un million d'espèces végétales y poussaient déjà. Chaque jour, environ vingt mille nouvelles sortes descendaient du réservoir de cellules - que les Spatiens avaient déplacé pour l'amener en orbite autour de la planète rouge. Les plantes poussaient presque cent fois plus rapidement que dans la nature, grâce à la technologie des Spatiens.

En fait, très peu de scientifiques allaient sur Mars ou conduisaient les vaisseaux amenant l'eau et les cellules sur la planète; la plupart des gens restaient à la station. Les nouveaux Martiens étaient Taïa Erjy, Tian Sinteau, Nilla et Bintinou Taux, avec leur fille Cinetta, tous excellents biologistes et biochimistes. Mélina, quant à elle, préférait ne pas quitter la station afin de pouvoir continuer à la diriger.

Les Spatiens considéraient maintenant Juliette comme une des leurs; mais la Terrienne repensait souvent au monde sous-terrain. Un jour, elle alla voir Mélina.

«-Docteur, je voudrais parler vous.

-Qu'y a-t-il, Juliette? demanda-t-elle, légèrement inquiétée par son air soucieux.

-Eh bien... Ça est à propos des autres...

-Quels autres?

-Mes anciens amis. Et tous ceux encore sous Terre...

-Je vois. Vous avez raison; il faudrait faire quelque chose pour eux, contre ce "Robot Central". Mais comment?

-Peut-être si je rentrais en URCS, je pourrais pousser eux à se révolter contre le Robot Central. Vous pensez quoi de ça?

-Nous pouvons toujours tenter notre chance... Mais soyez prudente!»

Finalement, il fut décidé que Juliette retournerait dans son pays. Elle essayerait de s'allier le plus de Soviétais possibles pour renverser le tyran, tandis que Tapédine et Vyniu attendraient non loin de l'entrée, prêts à intervenir pour l'aider.


CHAPITRE 6

Après avoir passé la coupole et le deuxième sas, Juliette enleva sa combinaison et la laissa dans le couloir, puis elle continua. En arrivant à l'éboulis où se trouvait sa ceinture, elle sourit tristement et la remit - en effet les GARVORC avaient tout replacé comme avant, afin que la jeune femme ne remarque rien. Elle sortit du couloir, puis se rendit à sa "pièce", sans s'apercevoir de la présence des Gardes. Ceux-ci appelèrent aussitôt le Robot Central.

«-Elle est enfin revenue, dit l'un d'entre eux. Que devons-nous faire, maintenant?

-JE SAIS QU'ELLE EST RETOURNEE A SA "PIECE": ELLE A REMIS SA CEINTURE. SURVEILLEZ SES MOINDRES GESTES EN PERMANENCE; MAIS SURTOUT ELLE NE DOIT PAS SE DOUTER DE QUOI QUE CE SOIT. NUMEROS 56 MILLIARDS 23 MILLIONS 186 MILLE 729, 731 ET 732, RESTEZ LA AU CAS OU QUELQU'UN D'AUTRE VIENDRAIT.»

Une fois arrivée chez elle - si du moins on pouvait appeler ces "pièces" des "chez soi" - Juliette s'étendit sur son lit et réfléchit: à qui allait-elle bien pouvoir demander de l'aide? A sa meilleure amie, Claire-Frédérique-Sophie-Corine? A Jean-Louis-Henri-François? Qui était le plus digne de confiance, qui pourrait l'aider? Pas Annie-Valérie-Patricia-Dominique, en tout cas: elle était pleine de bonne volonté, mais trop bavarde pour ne pas tout raconter à tout le monde.

«-Bah, j'aurai bien le temps d'y réfléchir cette nuit - il était déjà l'HDR (Heure Du Repas), que Juliette aurait bien nommée "HODR" (Heure Obligatoire Du Repas).» songea-t-elle.

En voyant les pilules d'algue sur son PAPAR, elle eut une moue de dégoût. La nourriture des Spatiens était bien meilleure; mais de toute manière il fallait manger, et elle n'avait rien amené de la station. Elle s'allongea ensuite dans son lit, et le CF (Couvre-Feu) sonna presque immédiatement, avec l'extinction de toutes les lumières. Ceci rappela à Juliette quelque chose d'étrange: sous Terre, elle avait toujours bien dormi, alors que depuis qu'elle était à la station, elle avait beaucoup de mal à trouver le sommeil. Au moins pourrait-elle réfléchir pour savoir qui elle mettrait au courant.

Le lendemain matin, en se réveillant, elle avait déjà oublié ce fait bizarre, et ne pensait plus qu'au moyen de déconnecter le Robot Central. Après le petit déjeuner - en voyant les pilules, Juliette se promis d'aller le plus tôt possible demander à Tapédine et Vyniu une nourriture convenable - elle se rendit chez Claire.

«-Bonjour Juliette! s'exclama celle-ci quand elle l'aperçut. Où étais-tu donc? Il y a une éternité que je ne t'ai pas vue!

-Je voudrais te parler; mais pas ici: il y a trop de monde.

-Que se passe-t-il? Tu as un air bien mystérieux!»

Juliette emmena son amie dans sa "cachette", sans se douter de la présence des trois GARVORC cachés dans le couloir.

«-Tu me connais bien, n'est-ce pas? Tu me fais confiance?

-Bien sûr: nous nous connaissons depuis notre sortie du "Centre". répondit l'autre, abasourdie.

-Alors écoute-moi bien.»

Juliette raconta tout ce qui lui était arrivé depuis sa rencontre avec les Spatiens, de Paris et des scorpions géants jusqu'à l'immense station orbitale. Enfin, elle expliqua à Claire qu'elle avait besoin d'aide afin que le Robot Central ne soit plus qu'un cauchemar. Celle-ci n'en croyait pas ses oreilles: c'était vraiment une histoire inimaginable. Mais elle connaissait Juliette depuis suffisamment longtemps pour savoir que ce devait être la vérité.

«-En as-tu parlé à quelqu'un d'autre? demanda-t-elle.

-Non; je ne savais pas à qui m'adresser.»

Les deux amies réfléchirent ensemble et pensèrent à une bonne dizaine de personnes, qui pourraient à leur tour mettre leurs amis proches dans le secret.

Finalement, moins d'une semaine plus tard, les "révolutionnaires" étaient près d'une cinquantaine. Il fut alors décidé qu'ils attaqueraient une patrouille de GARVORC le lendemain et qu'ils les obligeraient à les conduire jusqu'au Robot Central dans leur engin motorisé.

Dans l'après-midi, Juliette décida d'aller demander un peu de nourriture à ses amis spatiens. Elle sortit - en prenant bien soin d'enlever sa ceinture après l'éboulis - et revint peu de temps après avec deux oeufs et quelques fruits. Il était presque l'HDR; elle eut juste le temps d'apporter à Claire quelque chose de meilleur que les insipides pilules d'algue et d'aller elle-même dans sa "pièce".

Là, elle jeta les pilules dans un petit sac qui lui servit de poubelle et dégusta le vrai repas. Après la sonnerie du CF, la jeune femme s'étendit dans son lit; mais elle était trop excitée pour avoir sommeil. C'était tout de même étrange qu'elle ne dorme bien que sous terre. C'était peut-être lié à la pesanteur? Cette question l'énervait, et elle était toujours éveillée au bout d'une heure.

C'est alors qu'elle entendit quelque chose qui la pétrifia: une voix sortait des haut-parleurs! On aurait dit la voix du Robot Central, mais en plus douce, monotone: une voix qui hypnotisait. Elle disait qu'il fallait respecter - non, vénérer - le Robot Central, qui d'ailleurs était un robot, un être parfait, supérieur; qu'il ne fallait donc pas se rebeller mais au contraire accepter son sort, qui était normal... C'était incroyable: ainsi, Mélina avait raison; le Robot Central était un être humain. Juliette était fascinée. Et soudain elle fut glacée de peur; si celui qui les dominait les conditionnait ainsi, alors un des membres du groupe avait pu les trahir pour le sauver.

Juliette voulut se lever pour mettre en garde Claire; mais à ce moment précis des GARVORC arrivèrent; ils l'obligèrent à sortir de sa "pièce"; ils l'emmenèrent dans les couloirs; et personne ne réagissait, tout le monde était plongé dans un profond sommeil par les pilules d'algue! C'était un cauchemar; elle allait être une "mystérieuse disparue" de plus. Mais surtout, surtout il ne faudrait rien dire malgré toutes les tortures que les GARVORC pourraient lui faire subir...


CHAPITRE 7

Juliette arriva dans une grande pièce, où se trouvaient déjà Claire et la plupart de leurs complices. Le Robot Central s'adressa à eux:

«-QUI D'ENTRE VOUS EST LE CHEF DE CE COMPLOT?»

Juliette s'avança aussitôt, bientôt suivie de Claire, en déclarant:

«-C'est moi. Les autres n'ont fait que suivre; ils sont innocents! Libérez-les!

-CALMEZ-VOUS, JE NE COMPTE PAS LEUR FAIRE DE MAL, DU MOINS POUR L'INSTANT.»

Il parla ensuite aux GARVORC, qui conduisirent alors les deux amies dans une petite pièce avec deux portes, puis ressortirent par celle d'où ils venaient, qui se verrouilla. La deuxième s'ouvrit et un homme entra. Qui pouvait-il être? Il était habillé comme n'importe qui, mais il semblait se sentir chez lui dans cet endroit.

«-Venez.» leur dit-il.

C'était vraiment étrange: Juliette avait l'impression d'avoir déjà entendu cette voix; cependant le visage de cet homme ne lui rappelait rien. La pièce dans laquelle ils entrèrent était tapissée d'écrans et de claviers. Juliette aperçut sur le mur opposé une autre porte, qui était entrouverte; mais elle ne réussit pas à voir ce qui se trouvait de l'autre côté.

«-Qui êtes-vous? demanda faiblement Claire, qui ne comprenait pas ce qui se passait. Etes-vous sous les ordres du Robot Central?

-Je suis le Robot Central. répondit l'homme, amusé.

-Vous êtes immortel??

-Non, je vieillis. Mais j'ai des clones de moi-même. Quand je meurs, un autre moi - une copie conforme - prend ma place, et ainsi de suite.

-Pourquoi nous dites-vous tout cela? l'interrogea Juliette.

-Pourquoi? Parce que vous ne sortirez pas vivantes d'ici. Croyez-vous que je vais courir le risque de vous laisser raconter à tout le monde que je suis humain?»

Le Robot Central souriait d'un air cruel, et Juliette se doutait qu'il avait à sa disposition un moyen de les tuer toutes les deux au cas où elles tenteraient de l'attaquer. Il leur ordonna ensuite de s'approcher d'un écran qu'il alluma. Une caméra que les jeunes femmes n'avaient pas remarquée filmait leur amis prisonniers dans la grande pièce.

«-GARVORC NUMEROS 56 MILLIARDS 22 MILLIONS 639 MILLE 172, 705 MILLE 511 ET 748 MILLE 522, ATTRAPEZ LE JEUNE HOMME EN GRIS, JUSTE A COTE DE VOUS.»

C'était la voix inhumaine du Robot Central, cette voix hachée et métallique que tous les Soviétais connaissaient si bien. Pour savoir les numéros des GARVORC auxquels il s'adressait, il lui suffisait de toucher leur image, et leur numéro apparaissait aussitôt sur l'écran.

«-Vous voyez comme il se défend peu? ajouta le Robot Central. C'est qu'il est encore sous l'effet des somnifères des pilules d'algues. Tant mieux! Il donnera moins de travail à ces GARVORC. JETEZ-LE DANS L'AVALE-DECHETS!» dit-il aux trois Gardes.

Les avale-déchets étaient les poubelles où les Terriens jetaient les ordures, mais aussi les corps des morts. Tout était broyé, puis incinéré, et enfin servait à nourrir les algues. Quand le jeune homme en gris passa dans l'avale-déchets, il y eut seulement un bruit de moteur pendant un instant, et ensuite plus rien. Juliette devint livide et se mit à trembler.

«-Espèce de sale...» commença-t-elle.

Mais elle ne finit pas: Claire avait attrapé une chaise à roulettes et, profitant d'un instant d'inattention du Robot Central, qui s'était trop cru supérieur et en sécurité, l'avait assommé. Juliette chercha quelque chose pour le ligoter; ne voyant rien, elle ouvrit prudemment la porte opposée à celle par laquelle ils étaient entrés. Elle pénétra dans l'appartement privé du Robot Central - évidemment, elle ne savait pas ce qu'était un appartement - et fouilla dans toutes les pièces. Elle revint bientôt avec une corde de plastique et une arme comme celles des GARVORC. Claire attacha le Robot Central, tandis que Juliette le menaçait avec l'arme, et disait d'un air las:

«-Je crois que vous avez perdu, maintenant. Votre règne est enfin fini!

-A votre place, je ne serais pas si affirmatif! répliqua-t-il. Entrez!» ordonna-t-il d'une voix forte, en regardant là d'où ils étaient venus.

Aussitôt, les trois GARVORC qui avaient tué le "complice" des jeunes femmes ouvrirent brutalement la porte. Mais ils s'arrêtèrent sur le seuil de la porte. Leurs yeux allaient du Robot Central ficelé assis par terre aux jeunes femmes qui le menaçaient; ils étaient interloqués. Et soudain, ils s'écrièrent:

«-A bas le Robot Central! Vive les libératrices de l'URCS! Hourra!»

C'était au tour des deux amies de ne pas comprendre: les GARVORC ne lui étaient-ils pas dévoués plus que tout? Ainsi donc, c'étaient les gens les plus lâches que Juliette ait jamais vus; peu importait qui avait le plus de pouvoir, c'était à cette personne qu'ils obéissaient.

«-Sales traîtres!!» siffla l'ex-Robot Central, tandis que ses yeux jetaient des éclairs.

Mais il ne pouvait rien faire, et se contenta de serrer les poings, alors que les GARVORC le regardaient d'un air méprisant. Juliette sourit et donna son arme à son amie.

«-Surveille-le bien, lui dit-elle. Venez avec moi, demanda-t-elle ensuite aux GARVORC; je vais aller rassurer les Spatiens!»

Quand ils passèrent dans la pièce où étaient gardés les amis de Juliette et Claire, ce fut une explosion de joie, seulement un peu affaiblie par les somnifères. Après un moment de surprise, les GARVORC qui les surveillaient se rallièrent à eux.

«-Le tyran est tombé; vive la liberté!» chantaient les révolutionnaires.

Juliette et les trois Gardes partirent bientôt. Quand ils arrivèrent au sas, la jeune femme demanda aux GARVORC de l'attendre un instant. Elle enfila sa combinaison anti-radioactive et se précipita au vaisseau de Tapédine et Vyniu. Elle leur emprunta trois combinaisons et retourna aussitôt au sas.

«-J'expliquerai à vous! fut sa seule réponse à leurs questions.

-Est-ce que tu as vu son air? demanda Tapédine à son frère, tandis que Juliette était déjà repartie.

-Oui, elle était radieuse. Elle a dû réussir!

-Vyniu, c'est fantastique! Toute ma vie, j'ai désiré vivre sur Terre - même sous terre-; et aujourd'hui mon rêve est sur le point de se réaliser!...

-Qui sont ces gens qui vous accompagnent?» demanda Vyniu à la Terrienne quand elle revint.

Elle expliqua alors aux Spatiens qu'elle et son amie avaient réussi, et que l'URCS était libre désormais. Juliette avait les larmes aux yeux et, tandis qu'elle racontait les événements survenus depuis la veille, les anciens Gardes souriaient - c'était bien la première fois qu'elle voyait des GARVORC manifester le moindre sentiment! Une fois mis au courant de la situation, Tapédine et Vyniu décidèrent d'aller annoncer à Mélina cette nouvelle fantastique.

Celle-ci les reçut dans la sphère centrale à leur arrivée. Certes, elle se méfiait un peu des trois GARVORC et ne savait pas trop ce qu'elle devait penser de leur changement de camp; mais elle ne pouvait s'empêcher de penser que ce devait être vrai. Aussitôt après être descendus du vaisseau et l'avoir rencontrée, les Gardes lui demandèrent:

«-Tous les vôtres sont ici, dans cette station?»

Peut-être Mélina eut-elle un pressentiment. Peut-être la question des GARVORC lui sembla-t-elle étrange. Peut-être doutait-elle trop de leur franchise pour leur révéler la mission sur Mars.

«-Oui, répondit-elle. Il n'y avait que Tapédine et Vyniu sur Terre.»

Mélina n'eut que le temps de se féliciter de sa prudence. En entendant la réponse, les Gardes crièrent:

«-Vive le Robot Central!!» puis, d'un mouvement vif, l'un d'entre eux déclencha une bombe miniaturisée qu'il portait sur lui.

La station explosa en une multitude de fragments qui furent projetés dans l'espace; et le vide aspira l'atmosphère des quelques sphères qui n'avaient pas été touchées. Le 17 mai 278 ATGM, à 23 heures 12, heure de Paris, la station orbitale du projet VIE-4 et son contenu cessèrent d'exister.


CHAPITRE 8

«-Bien joué!» s'exclama le Robot Central en observant l'écran devant lequel il se tenait.

Il venait de voir l'explosion, grâce à une caméra très puissante placée à l'abri d'une coupole, à la surface.

«-Je vous remercie de votre fidélité. dit-il à Claire.

-Je mérite bien une récompense, alors. répondit-elle avec un sourire de satisfaction.

-Bien sûr! dit le Robot Central en plissant les yeux. Je vais vous accorder un privilège: quelles sont vos dernières volontés?

-HEIN??»

La jeune femme resta bouche bée, les yeux écarquillés; qu'est-ce que cela signifiait?

«-Votre aide m'a été très précieuse, continua-t-il, mais je suppose que vous comprenez que je ne peux pas vous laisser partir. Vous avez bien trahi votre amie; qui m'assure que vous ne me trahirez pas moi aussi à la moindre occasion?

-Mais non, non, bien sûr que non, je vous assure!...

-Sortez!» lui ordonna-t-il d'une voix dure, en la menaçant de l'arme qu'elle avait déposé après le départ de Juliette.

Claire fut bien obligée d'aller dans la petite pièce, et la porte se referma derrière elle.

«-OCCUPEZ-VOUS D'ELLE!» dit-il aux GARVORC qui étaient dans la grande salle avec les révolutionnaires.

Aussitôt, deux d'entre eux ouvrirent la deuxième porte et attrapèrent la jeune femme, tandis que les autres pointaient leurs armes sur les "complices" de Juliette. Claire criait et se débattait de toutes ses forces, mais les Gardes la maintenaient sans peine et la jetèrent dans l'avale-déchets.

«-DEBARRASSEZ-MOI DE TOUT CA.» ajouta-t-il en faisant un geste méprisant en direction de l'écran.

Peu de temps plus tard, la pièce était à nouveau vide et les GARVORC étaient repartis. Le Robot Central faisait les cent pas; il était soucieux. Certes, cette Juliette-Elisabeth-Jeanne-Lucie numéro 56 milliards 23 millions 792 mille 851 n'avait pas été difficile à éliminer, et il s'était bien amusé à jouer son rôle; mais le comportement de la jeune femme prouvait qu'il y avait eu une faille dans son conditionnement dans le "Centre". Et s'il y en avait eu une, il y en aurait sans doute d'autres. Il fallait absolument éviter d'autres complots. Si seulement il pouvait trouver quelque chose pour que les Soviétais ne puissent que l'admirer!

Soudain, il eu une idée: mais oui, c'était si facile! Il lui suffirait d'une semaine ou deux de conditionnement la nuit pour que les sentiments des Soviétais se changent en leur contraire. Et alors, il serait un héros pour eux; l'année 278 ATGM serait inscrite dans les livres d'histoire. Il se précipita dans son appartement privé, et actionna un bouton que Juliette n'avait pas vu quand elle avait cherché une corde. Un pan de mur s'ouvrit, dévoilant un engin en forme de cône couché, pouvant glisser dans un tunnel sur un rail. Les murs s'illuminèrent, brillant d'un éclat blanchâtre. Le Robot Central entra dans l'engin et s'installa sur un siège. Aussitôt, l'entrée secrète se referma et le véhicule se mit en mouvement; il atteignit rapidement une vitesse si grande qu'en moins d'une demi-heure il était arrivé à destination, de l'autre côté du tunnel - à Klach, en URCU. C'était de cette ville que le frère-clone du Robot Central dirigeait les Capitalais.

«-Bonjour, mon très cher collègue! s'exclama le Soviétais dans une langue qui leur était propre, un mélange d'anglais et de russe, mais aussi de nombreuses autres langues européennes.

-Qu'est-ce qui t'amène, Robot Central? - cela faisait longtemps que leurs clones précédents avaient oublié le nom qui était le leur avant LA Guerre.

-J'ai eu une idée qui nous permettrait à la fois de renforcer notre autorité et de mieux surveiller la population...»

Dès qu'il eut expliqué sa pensée à son frère-clone, celui-ci accepta la proposition avec joie.

Deux mois après, l'URCS et l'URCU étaient officiellement réunifiés en un grand pays, et, pour tous les anciens Soviétais et Capitalais, les deux Robots Centraux s'étaient reconnectés en un seul, ouvrant une nouvelle ère de paix.


Taïa était en communication avec sa soeur Leyna par visiophone - en fait, elles parlaient chacune à leur tour, car il fallait plusieurs minutes pour que les messages parcourent l'espace entre la Terre et Mars - quand celle-ci apprit le retour imminent de Juliette, et se précipita à la boule centrale. Là, elle tourna la caméra du visiophone de manière à montrer l'arrivée de la Terrienne, ses amis et les GARVORC.

Pendant un instant, Taïa ne réalisa pas pourquoi l'image devint très lumineuse puis se brouilla aussitôt. Puis l'exclamation des Gardes résonna dans sa tête et elle revit comme au ralenti le mouvement de celui qui avait déclenché la bombe, entraînant l'explosion. Elle poussa un cri, et Tian, Nilla, Bintinou et Cinetta accoururent et lui demandèrent ce qui s'était passé. Sans un mot, elle désigna le visiophone tout en regardant fixement l'écran. Bintinou repassa le message de Leyna - il restait enregistré jusqu'à la fin de la conversation - et pâlit.

«-Il faut aller immédiatement à la station pour voir s'il y a des survivants, dit-il d'une voix mal assurée. Est-ce que tu peux venir avec nous? demanda-t-il à Taïa.

-Ça... va... aller...» murmura-t-elle en hochant la tête et en se levant avec difficulté.

D'un pas vacillant, elle suivit les autres qui se précipitaient au vaisseau. Il ne leur fallut pas plus de deux heures pour arriver à la station orbitale - du moins, ce qu'il en restait - mais ils ne pouvaient évidemment rien faire. Soudain, pendant une seconde, une vision d'horreur emplit un écran: le corps d'un enfant de cinq ans au plus flottait parmi les débris devant la caméra extérieure du vaisseau. Il n'avait pas été touché directement par l'explosion, mais avait été aspiré par le vide tandis qu'il jouait dans une sphère périphérique. Il fixait le ciel d'un regard désormais aveugle, les bras tendus en avant, comme pour demander aux étoiles pourquoi elles lui avaient volé la vie.

Taïa lâcha le verre d'eau qu'elle était allée se chercher quelques instants auparavant, au cas où elle n'aurait pas supporté de voir la station détruite. Il vola en éclats en touchant le sol, tandis qu'elle s'effondrait en gémissant, évanouie. Tian ferma les yeux, et tous ses muscles se contractèrent en même temps. Nilla recula de quelques pas et tomba assise sur un siège. Ses yeux étaient fixes, elle regardait sans voir; on eut dit qu'elle était folle. D'un geste involontaire, Bintinou brisa en deux un stylo qu'il tenait dans les mains. Cinetta se mit à crier et pleurer tout à la fois.

Ce fut Bintinou qui reprit contrôle de lui-même le premier. Il remit aussitôt le vaisseau en route pour rentrer sur Mars au plus vite. Il ne prononça pas un mot et son visage n'exprimait rien; mais ses gestes saccadés trahissaient ses émotions.

Quand ils furent à nouveau sur la planète rouge, tous les cinq étaient redevenus silencieux et semblaient avoir vieilli de vingt ans.

«-Je ne pourrai jamais continuer à vivre. murmura Nilla dans un souffle.

-Si, il le faut. Il faut mener à bien notre mission, dit Cinetta d'une voix lasse. C'est ce que Mélina aurait voulu. Mais quand nous aurons réussi, je voudrais que nous mourions tous, pour que jamais l'humanité ne puisse faire de Mars ce qu'elle a fait de la Terre...»


CHAPITRE 9

Les années passèrent sur Mars. Environ dix ans terrestres après la destruction de la station orbitale par les GARVORC, la plaie ne s'était pas encore totalement refermée, mais les scientifiques n'accomplissaient plus leur tâche mécaniquement, et ils commençaient à reprendre goût à la vie. La température de l'atmosphère avoisinait maintenant les cinq degrés Celsius, et l'air martien contenait déjà assez d'oxygène pour permettre aux végétaux de pousser hors des coupoles, même s'il interdisait encore tout effort soutenu aux anciens Spatiens.

Cinetta aimait se promener avec Tian dans les forêts récemment crées, et elle se doutait qu'elle éprouvait pour lui plus que de l'amitié. Mais elle n'osait pas lui en parler, de peur que ses sentiments ne soient pas réciproques et qu'il l'accuse d'oublier leur tâche. Un jour, alors qu'ils étaient seul parmi les arbres, Tian s'arrêta soudain et lui demanda, légèrement anxieux:

«-Est-ce que tu comptes toujours mourir quand nous aurons rendu Mars définitivement habitable?

-Je... je ne sais pas... répondit Cinetta en essayant vainement de ne pas rougir. Je ne crois pas... Je crois que j'aime à nouveau la vie, et Mars... et toi.» murmura-t-elle.

Ils se regardèrent et éclatèrent de rire. Cela faisait au moins dix ans qu'ils n'avaient pas ri. Mais avaient-ils même jamais ri? Maintenant qu'enfin Mars devenait une planète vivante, ils se sentaient soudain légers et heureux.

Les deux Martiens continuèrent leur promenade, la main dans la main. Cinetta se laissait entraîner par la rêverie: comme c'était bon de marcher sous les arbres! Jamais elle n'aurait pu imaginer une telle impression dans les sphères malgré tout petites de la station - au souvenir de la station orbitale, son regard s'assombrit un instant; mais bientôt un profond sentiment de bonheur s'empara d'elle. Désormais elle resterait sur Mars jusqu'à la mort; elle aurait voulu vivre des siècles, juste pour pouvoir contempler la planète rouge. Dire qu'il n'y avait pas si longtemps - combien de temps? trois cents ans, tout au plus - la Terre avait été ainsi! Heureusement que leurs ancêtres avaient réussi à construire la station en cachette et à sauver toutes ces cellules! La jeune femme s'aperçut soudain que Tian la regardait, mal à l'aise comme s'il avait voulu dire quelque chose mais n'osait pas.

«-Qu'y a-t-il? demanda-t-elle.

-Est-ce que tu accepterais de... de m'épouser? répondit-il.

-Oh, Tian! Bien sûr! Je t'aime!!» s'exclama-t-elle en se jetant à son cou.

La cérémonie n'eut lieu que la semaine suivante, car il fallait tout préparer pour que le premier mariage que connaîtrait la planète rouge soit parfait. Peu de temps après, les nouveaux époux décidèrent d'avoir un enfant - par insémination artificielle, évidemment. Le bébé naquit au printemps; c'était une petite fille.

«-Tu es le plus joli bébé que j'aie jamais vu! s'exclama Cinetta, radieuse.

-Comment allons-nous l'appeler? demanda Tian.

-Que dirais-tu de Zerdana? répondit-elle en riant. C'était le nom de mon héroïne préférée, quand j'étais encore une enfant!»

Les années qui suivirent furent idylliques; il semblait que rien ne pourrait jamais troubler le bonheur des Martiens. Zerdana grandissait au milieu de la nature, fantastique privilège dont n'avaient pas joui les Spatiens, qui enviaient un peu son bonheur.

Mais un jour, alors qu'ils avaient tout pour être heureux, elle raviva brutalement dans leur mémoire le souvenir douloureux de la station orbitale.

«-Dis, Maman, pourquoi est-ce que toi, Papa, Tante Taïa, Papi et Mamie, vous créez tous ces animaux? Est-ce qu'on est des dieux?»

Cinetta pâlit brusquement; mais elle se reprit aussitôt, s'efforça de sourire et s'agenouilla en posant les mains sur les épaules de sa fille.

«-Non, ma chérie, nous ne sommes pas des dieux, dit-elle doucement. Nous ne sommes que de pauvres créatures mortelles qui ont dû quitter leur planète sur le point d'être détruite, et venir s'installer ici.

-Détruite? demanda la petite, stupéfaite.

-Par l'humanité elle-même! s'exclama amèrement Cinetta. Les hommes n'ont pas été capables de se supporter; ils se sont regroupés en pays constamment en conflit; ils ont construit des armes toujours plus terribles, et un jour la guerre a éclaté. La dernière guerre!!

-Qu'est-ce que c'est, un "conflit", des "armes", une "guerre"?

-La preuve de la folie des hommes! Dans un conflit ou une guerre, des groupes d'hommes cherchent à s'anéantir mutuellement; et une arme est une machine qui sert à... tuer!... acheva Nilla dans un souffle.

-Tuer volontairement!? s'exclama l'enfant, interloquée. Mais comment des gens peuvent vouloir tuer?

-Cela, je l'ignore, Zerdana. C'est à tous ceux qui ont fait la guerre qu'il aurait fallu le demander! Eux seuls auraient pu le dire. Mais ne t'inquiète pas, continua Tian précipitamment; ici, sur Mars, personne ne veut faire de guerre.

-Et sur la planète d'où on vient? Est-ce qu'ils ne vont jamais venir ici?

-Non, non!» répondit-il, puis il ajouta, à vrai-dire plus pour se rassurer lui-même que pour mentir à sa fille, que la Terre, leur planète d'origine, était désormais inhabitable et qu'ils étaient les derniers humains vivants.

Cinetta ne corrigea pas les paroles de son mari, qui avait raison de ne pas apprendre la vérité à leur fille: il valait bien mieux qu'elle ne sache jamais ce qui était arrivé à la station orbitale; cela n'aurait pu que l'effrayer quant à leur avenir. Enfin, Zerdana quitta la pièce où ils étaient; et tous poussèrent un soupir de soulagement: ils n'auraient pas pu résister une minute de plus à l'image de la station orbitale qui les hantait à nouveau si vivement. Taïa priait intérieurement pour que l'enfant oublie le passé au plus vite. Mais ce ne fut pas le cas. Ils ne commençaient pas même à croire qu'elle n'y pensait plus quand, trois jours plus tard, elle entra brusquement dans la sphère-laboratoire où se trouvaient les adultes.

«-Pourquoi est-ce que vous m'avez menti? demanda-t-elle d'un air peiné.

-Menti? Quand t'avons-nous menti? répondit Tian, qui n'avait pas encore compris de quoi elle parlait.

-Quand vous m'avez dit qu'il n'y a plus d'hommes sur la Terre. Ce n'est pas vrai: j'ai lu les documents écrits par le frère et la soeur qui sont allés sur cette planète, et ils expliquaient la vie des Terriens. Et puis j'ai vu aussi le journal de Maman où elle raconte ce qui est arrivé à la... euh... "station orbitale"!»

Cinetta maudit silencieusement leur attachement au passé, qui les avait poussé à conserver tout cela, qui aujourd'hui anéantissait leur bonheur.

«-...S'ils n'y étaient pas allés, continuait Zerdana, ces "Gardes" n'auraient jamais su l'existence de la station, comme ils ne savent pas qu'il y a des gens sur Mars. Donc il faut que personne n'aille sur la Terre!

-Nous n'avons pas l'intention d'y aller, rassure-toi! dit Tian.

-Oui, mais quand il y aura d'autres gens sur Mars, comment est-ce qu'on peut être sûr qu'eux non plus n'iront pas, si on ne leur dit pas? Et leurs enfants? Donc il faut laisser un monument où on leur dirait. conclut-elle avec la fermeté d'une adulte de douze ans.

-C'est tout? C'est tout ce que tu veux pour te rassurer? s'exclama Nilla, qui sautait presque de joie. Bien sûr, nous allons le faire!»

Effectivement, ils construisirent plusieurs "monuments" pour leurs descendants, régulièrement disposés à la surface de la planète. Il s'agissait en fait de compartiments sphériques posés sur une "tige" de trois mètres de haut, afin que ni les enfants ni les animaux sauvages ne puissent les atteindre. Dès que quelqu'un pénétrait à l'intérieur, une voix lui expliquait qu'il se trouvait sur Mars, la quatrième planète du système solaire, et qu'il ne fallait surtout pas aller sur la Terre, la troisième planète. Puis la voix retraçait l'histoire de l'humanité, depuis les hommes préhistoriques jusqu'à l'apparition de la vie sur Mars. Le tout était illustré par des images projetées sur un écran, et accompagné d'émission d'ondes mentales - Zerdana l'avait exigé, afin que, si la langue évoluait, leurs descendants puissent encore comprendre le message.


CHAPITRE 10

La vie reprit enfin son cours normal sur Mars. Zerdana semblait ne plus se soucier de la Terre, et tous réapprenaient à être heureux. L'enfant passait la plupart de son temps libre à contempler le paysage, confortablement installée sur une branche d'un arbre, un peu à l'écart des sphères. Elle aimait surtout rechercher un éclair coloré dans les feuillages, trahissant un petit rongeur ou un oiseau; mais elle admirait aussi volontiers la grande forêt s'étendant en contrebas du haut plateau où ils s'étaient installés. Parfois, elle jetait un regard à un "monument" ne se trouvant pas très loin, et souriait d'un air soulagé.

L'implantation de la vie sur la planète rouge fut en fait beaucoup plus rapide que prévu. Les Spatiens étaient agréablement surpris de voir que, alors qu'ils n'étaient sur Mars que depuis moins de trente ans, le réservoir de cellules était déjà presque vide: à part des cellules humaines, il ne restait que quelques centaines de cellules animales, et aucune végétale.

Enfin, peu de temps après le dix-neuvième anniversaire de Zerdana, Bintinou entra en exultant dans la pièce où étaient réunis les autres Martiens.

«-Ca y est, le dernier animal vient d'être relâché! Mars est devenue la remplaçante de la Terre!! Nous avons réussi!!

-HOURRA!» s'exclamèrent-ils tous en coeur, en dansant de joie.

Cinetta et Tian se jetèrent dans les bras l'un de l'autre, tandis que Taïa et Nilla riaient aux éclats sans pouvoir s'arrêter, et que Zerdana regardait rêveusement par la baie vitrée - ne parvenant pas à croire qu'ils avaient enfin totalement mené à bien cette mission qui durait depuis trois cents ans.

Mais, une fois de plus, leur bonheur fut de courte durée. A peine un mois s'était-il écoulé depuis l'annonce de la formidable nouvelle quand Taïa annonça aux Martiens:

«-Je crois qu'il est temps d'agrandir la communauté humaine de Mars, en faisant se développer les cellules du réservoir. Qu'en pensez-vous?

-Tu as raison. répondirent-ils tous sauf Zerdana, qui gardait le silence d'un air atterré.

-Non!» dit enfin la jeune fille d'une voix plus douce qu'elle ne l'aurait voulu.

Naturellement, elle comprenait leur envie de vivre parmi d'autres personnes: dans la station orbitale, ils étaient habitués à côtoyer d'autres êtres humains. Mais plus peut-être qu'eux, elle aimait Mars. C'étaient eux qui avaient recréé la vie sur cette planète. Pourtant, justement pour cette raison, ils considéraient qu'il serait toujours possible de recommencer la même chose, ailleurs. Mais qui assurait qu'il y aurait de nouveau un groupe de scientifiques qui construirait une station orbitale et un réservoir de cellules, si Mars venait à être détruite? Qui assurait qu'ils trouveraient une planète pour s'installer, une planète qui à son tour remplacerait Mars? Oh, évidemment, il était toujours possible de croire que les "monuments" tiendraient les Martiens loin des erreurs du passé. Mais, sur la Terre, bien des gens avaient tenté de prévenir l'humanité des dangers de la guerre; et pourtant, aujourd'hui...

Zerdana avait-elle jamais cru que d'autres hommes qu'eux-même habiteraient un jour Mars? Elle n'en était plus si sûre. Au fond d'elle-même, elle n'avait pas destiné les "monuments" à leurs descendants, mais plutôt à d'éventuelles créatures capables d'aller sur Terre, venues de l'espace ou issues de l'évolution sur la planète rouge...

«-Non, reprit Zerdana. Nous devons être les seuls humains sur Mars. Il était sans doute facile de faire régner la paix parmi deux cents personnes au plus dans une station orbitale. Mais qu'adviendra-t-il ici, si les Martiens sont plusieurs millions? Personne n'a le pouvoir de rendre une foule raisonnable!

-Ecoute, Zerdana! dit sèchement Tian. Tu as voulu laisser des "monuments" pour les futurs habitants de la planète, et nous les avons construits. Alors maintenant, laisse-nous faire naître d'autres personnes!»

La jeune fille se leva sans répondre et sortit de la sphère. L'air frais la calma et elle réfléchit. Qu'allait-elle bien pouvoir faire pour les empêcher de faire naître d'autres hommes? Ils ne changeraient pas d'avis, quels que soient ses arguments. Et même si elle détruisait toutes les cellules du réservoir, ils pourraient toujours recréer la diversité de l'humanité à partir de leur connaissance de la génétique et de leurs propres cellules! Pourtant, avait-elle le droit d'hypothéquer l'avenir de Mars?

Elle s'approcha du bord du plateau où étaient construites les sphères et contempla le précipice, perdue dans ses pensées à la recherche d'une solution. Et soudain, la réponse lui vint, si monstrueusement évidente qu'elle ne pouvait l'accepter. Mais la vie de cinq êtres humains, même ses parents, valait-elle plus que celle de milliards d'êtres vivants? Il n'y avait aucune raison de penser que Mars subirait un sort différent de celui de la Terre - l'humanité est la même partout.

Zerdana marcha pendant plusieurs heures dans la forêt, en cherchant désespérément une autre solution, mais en vain. Le soir tombait quand elle revint près des habitations. Elle aperçut ses parents dans une sphère-laboratoire; ils étaient occupés à mette en route les "mères artificielles" - une invention qui remplaçait parfaitement la mère pendant les neuf mois précédant la naissance des bébés.

«-Ils n'ont pas perdu de temps!» songea amèrement Zerdana.

Elle prit aussitôt sa décision: elle n'avait plus le choix. Elle entra furtivement dans une autre sphère-laboratoire, qui était vide. Elle remplit d'un liquide transparent un petit flacon qu'elle glissa dans sa poche; puis elle retourna dans la sphère d'habitation. Là, Taïa venait juste de finir de préparer le repas et mettait le couvert. Zerdana l'aida et en profita pour verser une partie du contenu du flacon dans le broc d'eau - en effet, ce poison n'avait ni goût ni odeur.

Pendant le dîner, Zerdana essayait avec peine de sourire et de paraître naturelle. Elle craignait que les autres Martiens ne s'aperçoivent de son trouble; mais heureusement, ils étaient trop joyeux pour y faire attention. La jeune fille ne but pas; et elle ne mangea que très peu - elle n'avait vraiment pas faim. La fin du repas arriva enfin et, aussitôt après avoir débarrassé, Bintinou déclara en bâillant:

«-Je me sens fatigué, je crois que je vais aller me coucher.

-Ce sont les émotions de la journée qui nous ont épuisés! ajouta Cinetta en riant.

-Bonne nuit. répondit Nilla.

-Je vais bientôt suivre votre exemple, moi aussi.» dit Zerdana d'une voix hésitante que, par chance, personne ne remarqua, pendant que les adultes allaient dormir.

Elle sortit de la sphère et respira profondément, pour chasser de son esprit la pensée de ce qui allait arriver: ils se coucheraient et s'endormiraient pour ne plus jamais se réveiller. Le fait que leur mort serait douce la soulageait un peu, mais ne parvenait pas à calmer totalement son malaise.

Zerdana prit une grande inspiration et se secoua: elle avait encore beaucoup à faire. Elle alla d'abord dans la sphère-laboratoire où se trouvaient les cellules en incubation. Avec des gestes mécaniques, elle débrancha les "mères artificielles".

Elle tapa ensuite longuement sur un ordinateur, afin de déterminer quelle devait être la trajectoire du réservoir de cellules en orbite pour qu'il s'écrase dans le Soleil. Par mesure de précaution, elle alla aussi placer des explosifs dans le réservoir: ainsi, au moindre choc, il exploserait et anéantirait irrémédiablement sa si redoutable cargaison. Enfin, elle mit en route les moteurs et le caisson de métal se dirigea de plus en plus vite vers sa destruction.

Quand elle eut terminé, la nuit tirait déjà à sa fin et le ciel commençait à s'éclaircir. Zerdana retourna à la sphère d'habitation et remplit un verre d'eau, puis elle s'assit à l'air libre. Elle versa le reste du flacon de poison dans le verre et but d'un trait - elle ne pourrait plus vivre après avoir tué sa famille, même si elle savait qu'elle n'avait pas eu le choix.

En levant les yeux, elle aperçut la Terre, simple petit point bleuté dans le ciel. Pauvre grande soeur de Mars! Heureusement, la planète rouge ne subirait pas le même sort. Zerdana soupira; elle était plus calme. Peut-être était-ce dû à la torpeur provoquée par le poison, ou à l'idée qu'elle allait mourir à son tour, ou encore à la pensée que c'était grâce à elle que Mars serait sauvée. Elle se sentait si lasse; le poison faisait son effet.

Brusquement, pendant un instant, elle imagina les corps sans vie des autres Martiens, et le remords l'assaillit. Bientôt cependant, son malaise s'estompa: il n'y avait eu rien d'autre à faire. Elle promena une dernière fois les yeux sur le paysage qui l'entourait, regorgeant de vie - une vie qui était plus importante que tout, plus chère que celle de ses parents, plus précieuse que la sienne. Puis elle regarda de nouveau le ciel, mais les étoiles étaient cachées par la clarté de l'aurore.

La dernière Martienne ferma doucement les yeux et sombra dans un sommeil éternel, pendant que le Soleil se levait pour un nouveau jour sur Mars.


EPILOGUE

...-Bien, Géroldino. Maintenant, je voudrais que tu nous expliques pourquoi nous ne parlons pas le "Nouveau Français" de cette époque.

-Euh... Au moment de l'Unification de la Terre, les Soviétais-Français et les Capitalais-Français ne parlaient pas la même langue. Alors, pour qu'ils se comprennent, le Robot Central a donné l'"Ancien Français" comme langue officielle de la France réunie, et c'est ce que nous parlons aujourd'hui.

-Parfait. Tu auras une bonne note.

-DRRIIING! DRRIIING!

-Ah, le cours est fini. Vous pouvez reprendre vos ordinateurs de classe, les enfants. Et maintenant...: VIVE LE ROBOT CENTRAL!

-VIVE LE ROBOT CENTRAL!

-VIVE LE ROBOT CENTRAL!...»