Sophie Dolenne, fille de chasseurs de vampires, ne vit que pour éliminer le monstre qui a massacré sa famille. Sa vie bascule lorsqu'elle tombe amoureuse : comment concilier guerre et relation intime ? Devoir et sentiments ? Dans le combat qui s'annonce, l'arme la plus terrible sera peut-être bien la vérité. En raison de scèmes pouvant choquer les plus sensibles, ce roman est déconseillé aux moins de 15 ans.
Si vous avez lu Clair-Obscur, une partie des révélations n'en seront pas pour vous. J'espère que ce récit vous plaira néanmoins.
Ce roman est également disponible sous d'autres formes, gratuitement à l'exception du livre papier (payant pour les frais d'impression et de port):
(Illustration dérivée de Baiser sur le quai de Christophe Eyquem, sous licence Art libre)
Copyright © 2010 Laurence Colombet alias Laura Dove. Cette œuvre est libre; vous pouvez la redistribuer et la modifier selon les termes de la licence Art libre.
Je remercie SilverWolf de m'avoir inspiré cette histoire par un de ses personnages dans la Cave, il y a bien longtemps. Un grand merci également à Luz et aux autres lecteurs du forum Vampire Deams pour m'avoir encouragée à l'écrire à l'époque, ainsi qu'à PLD pour ses commentaires précieux. Tous mes remerciements, enfin, à White Wolf, sans lesquels je n'aurais probablement jamais découvert tout le potentiel des vampires.
J'ai longtemps hésité entre publier librement ce roman, comme je le fais d'habitude, et le soumettre à des éditeurs traditionnels. Pas pour l'aumône symbolique qu'une édition classique m'aurait rapportée, mais d'abord, pour flatter mon ego, et ensuite et surtout, pour bénéficier de la correction d'un éditeur. Leur compétence n'est ni celle d'un lecteur, ni celle d'un écrivain. Ils apportent dans l'élaboration d'un livre un talent propre, non réductible à une simple correction orthographique.
Ce qui m'a fait basculer, c'est la guerre menée par les industries du divertissement contre la création indépendante. Certes, il existe encore de petites maisons d'édition honnêtes ; mais aujourd'hui, accepter une clause d'exclusivité serait faire le jeu des rapaces de la propriété intellectuelle. Alors, quitte à renoncer à une hypothétique consécration, quitte à me contenter d'un texte imparfait qui n'aura jamais connu l'œil d'un éditeur, j'ai décidé de choisir, même là, pour cette histoire qui me tient tant à cœur, la liberté de création. Ce texte est ma piécette dans la tirelire culturelle de l'humanité.
Cette œuvre est placée sous licence Art libre. Vous êtes libres de la copier, de la diffuser à titre onéreux ou gratuit, de la modifier, sous deux conditions : que vous me reconnaissiez comme l'auteur original, et que le fruit de votre travail soit lui aussi librement copiable, diffusable et modifiable dans les mêmes termes. Vous trouverez le texte légal complet de la licence Art libre à l'adresse http://www.artlibre.org/
« Nous ne connaissons pas le vrai si nous ignorons les causes » (Aristote.)
« Une erreur est d'autant plus dangereuse qu'elle contient plus de vérité » (Henri-Frédéric Amiel, Journal intime.)
La nuit est calme, trop calme. Sous leurs plaisanteries forcées, les adultes sont tendus, partout dans la Résidence. Sophie ne comprend pas trop ce que tout cela signifie, mais elle connaît bien les consignes : si jamais la situation commence à tourner « mal » – quoi que cela puisse bien vouloir dire… – elle devra aller se réfugier dans sa cachette, et ne surtout pas se faire remarquer.
Sophie n'a pas peur comme les autres enfants. Son père combat peut-être des démons à figure humaine, mais c'est lui le plus fort. C'est pour cela que les autres membres du groupe, les Chevaliers de la Lumière, l'ont choisi comme chef. Il tuera le méchant Commandeur, et Sophie, son père, sa mère, et sa sœur Estelle pourront recommencer à vivre sans crainte, de même que toutes les autres familles.
Sophie est très fière : c'est la première fois qu'elle a le droit d'aller dans la Résidence. Elle aussi, quand elle sera grande, elle fera partie des Chevaliers, pour protéger tous les gens qu'elle aime. Elle aussi, elle pourchassera sans relâche les vilains vampires, et les tuera pour les empêcher de faire le mal.
Un cri d'alarme tire la fillette de ses pensées, et les grands se lèvent d'un bond de leur siège, s'arment et sortent, prêts au combat. Tous les enfants s'éparpillent et vont se cacher, sauf Sophie, qui se contente d'un recoin sombre, pour pouvoir regarder la grande bataille qui se prépare. Elle sourit, ingénue : même si ses parents la surprennent, elle sait qu'ils ne la gronderont pas beaucoup. Ils sont trop gentils ! Ce sont les meilleurs parents du monde.
Des bruits de lutte proviennent de l'extérieur. Sophie attend une dizaine de minutes – une éternité ! – avant de se glisser jusqu'à la fenêtre et jeter un œil au-dehors. Un instant s'écoule, pendant lequel elle ne saisit pas ce qu'elle voit, son esprit d'enfant de six ans se refusant à comprendre…
Des gens qu'elle ne connaît pas sont rassemblés dans l'allée. Ils jettent des papiers dans un immense feu. Sophie identifie certains des Chevaliers, couchés par terre. Est-ce qu'ils dorment ?… Elle préfère ne pas tenter d'analyser le frisson glacé qui descend dans son dos.
Alors, elle aperçoit son père. Il se tient debout face à un homme, qui semble donner des ordres aux autres inconnus. Le Commandeur… Avec un rictus dévoilant deux canines démesurées, il mord le cou du père de Sophie. Celui-ci se débat quelques secondes avant de s'immobiliser. Le vampire se redresse, un filet de sang coulant de ses lèvres, et laisse choir le corps de sa victime aux yeux exorbités sur la nuit.
Sophie ne bouge pas. Elle ne peut pas ; elle reste paralysée d'effroi. Cette fois, elle a compris. Et puis, elle voit l'un des démons arriver avec sa sœur. Estelle, non, ils ont trouvé Estelle ! Le Commandeur s'agenouille devant l'enfant, prend son visage entre ses mains, dit quelque chose… et, d'un geste sec, il lui brise la nuque, avant de la lancer dans le brasier. Ses traits n'expriment pas la moindre émotion, pas plus que quand il plonge une lame dans le cœur de celui qui lui a amené Estelle et le jette à son tour au milieu des flammes.
Sophie a l'impression que son cœur va s'arrêter de battre : le regard du monstre a croisé le sien. Il l'a vue, et se dirige à présent vers la maison ! Bien futilement, la fillette tente de prendre la fuite. La porte s'ouvre avec fracas ; en deux enjambées, le vampire l'a rattrapée. Sophie ouvre la bouche pour hurler de terreur. La main glacée du Commandeur se plaque sur ses lèvres, et c'est le néant…
L'aube s'annonçait à peine lorsque Sophie Dolenne sonna chez Martin Chaumet.
« Bonjour, M. Chaumet. Je ne vous dérange pas ? »
Le vieil homme sourit en embrassant les joues rebondies de sa visiteuse, rosies par le froid hivernal, et l'invita dans le confort douillet de la maison.
« Tu sais bien que tu ne me déranges jamais. Mais qu'est-ce qui t'arrive ? Tu es bien en avance, aujourd'hui. »
La jeune femme interrompit un instant ses gestes.
« J'ai à nouveau rêvé du Commandeur, cette nuit.
– L'attaque de la Résidence ?
– Hn hn, acquiesca-t-elle tout en prenant la tasse de café qu'il lui offrait. Je suppose que c'est la manière qu'a mon inconscient de me rappeler les priorités : “Laisse tomber les recherches stériles et recentre-toi sur l'essentiel.”
– L'essentiel ? De gens tenebrarum ?
– Exactement. J'ai hâte de m'y plonger moi-même. Ça fait quoi, un mois et demi, maintenant, que vous avez déniché ce livre ? On a déjà assez perdu de temps. Si vous avez vu juste – et plus vous m'en dites, plus j'en suis persuadée –, on n'a pas trouvé de source aussi riche depuis… depuis toujours, en fait. »
Depuis quelques mois avant l'attaque de la Résidence, corrigea Martin en son fort intérieur. Plaise à Dieu que l'histoire ne se répète pas. Taisant ses craintes, il sourit :
« Je compte bien sur toi pour en tirer la moindre miette d'information utile. Même si ça me désole toujours de voir une fille pleine de vie comme toi se tuer la santé sur des bouquins poussiéreux, au lieu de s'épanouir parmi les gens de son âge. »
Elle se leva pour l'embrasser gentiment.
« Toujours à vous inquiéter pour moi ! Qu'est-ce que je serais devenue, sans vous ? C'est vrai, je les envie parfois ; mais c'est aussi pour ça que je dois continuer : pour leur permettre de mener encore longtemps leur vie insouciante, à l'abri des vampires. »
Ils poursuivirent leur conversation en attendant leurs collègues ; à dix heures, ils étaient tous réunis dans la salle à manger de Martin. La réunion hebdomadaire des Chevaliers de la Lumière pouvait commencer.
Éric Terquin annonça officiellement l'achèvement des travaux de leurs futurs locaux, puis laissa Élisabeth Sorel et Jacques Dugontiers présenter en détail les mesures de sécurité. En tant que commissaire de police et ancien militaire, respectivement, ils avaient activement participé à leur élaboration. Stéphane Varesque, nouvelle recrue parmi les Chevaliers mais chasseur aguerri à l'étranger, acquiesçait avec conviction ; les autres écoutaient religieusement, un peu dépassés. De son côté, Sophie ne suivait que d'une oreille, notant seulement les points principaux pour son compte-rendu. Elle s'étonnait toujours de voir des gens si divers s'unir en dépit de leurs différences d'âge, de milieu, de caractère. Sans la connaissance de l'existence des vampires et le désir fervent de les détruire, ils n'auraient rien eu en commun.
Ensuite, Martin insista encore une fois sur l'importance de De gens tenebrarum, et la discussion dévia sur l'état général de leurs recherches. La proposition de transférer incessamment les archives en sécurité dans le nouveau quartier général obtint une approbation unanime. L'intervention subséquente de Stéphane, en revanche, reçut un accueil plus mitigé.
« Je respecte votre travail de fourmi, disait-il à Sophie, et je suis persuadé que cet ouvrage nous apprendra des tas de choses intéressantes. Mais Bob pense qu'il est temps de passer à la vitesse supérieure, et je suis assez d'accord avec lui. »
Bob, c'était Robert Wart. A défaut de l'avoir jamais rencontré, Sophie connaissait tout le bien qu'en pensait Stéphane.
« C'est-à-dire ? railla Judith Fest. S'il suffisait d'un claquement de doigts pour éradiquer les vampires de la surface de la terre, ce serait déjà fait.
– C'est-à-dire capturer intacts des vampires pour les étudier. On ne les vaincra jamais si on en reste aux méthodes vieilles de plusieurs siècles. Il faut trouver comment bloquer leurs facultés de régénération, comment les empêcher d'assimiler le sang, comment les tuer à distance. Idéalement, mettre au point un virus bénin pour l'homme, mais mortel pour eux.
– De la vivisection et le développement d'armes bactériologiques, tiqua Frédérique Jolivès. Je ne suis pas sûre d'aimer tellement l'idée. »
Sophie partageait l'avis de son amie, et, à en juger par l'expression de plusieurs autres Chevaliers, elle n'était pas la seule.
« Les vampires ne sont pas des êtres humains, contra Jacques. Ce ne sont même pas des animaux. » Il ajouta spécialement à l'adresse du père François, le membre du clergé de leur groupe : « Ils n'ont pas d'âme. C'est peut-être la seule guerre pour laquelle ces méthodes soient acceptables. Je trouve que c'est à considérer.
– C'est surtout très utopique. » Martin rehaussa ses lunettes. « Pour commencer, les vampires ne se montrent pas au grand jour, si vous me passez l'expression. Combien de fausses pistes avons-nous suivies, pour quels résultats ? Mais supposons que nous arrivions à en identifier un, à découvrir son repaire, à nous y introduire de jour et à l'emporter jusqu'à un laboratoire sans nous attirer de questions malvenues. Comment comptez-vous le nourrir suffisamment longtemps pour en tirer quelque chose ? »
Stéphane haussa les épaules.
« Franchement, je ne vois pas le problème. Il suffira d'acheter du sang au boucher du coin.
– Rien ne prouve que cela convienne. Les sources les plus sérieuses semblent indiquer que les vampires ne se nourrissent que d'humains. »
Judith renifla, et Thomas, son mari, dit tout haut ce qu'elle pensait tout bas :
« Parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement, ou parce qu'ils ne veulent pas ? Au pire, on utilisera des poches de sang.
– Alors qu'il en manque déjà pour les hôpitaux ? » intervint Ève Marey.
Le chassé-croisé d'arguments éthiques et pragmatiques se poursuivit jusqu'à ce que Sophie se décide à poser son stylo et toussoter ostensiblement. Le silence se fit dans la pièce, et tous les regards convergèrent sur elle.
« Je pense que nous sommes tous d'accord, d'une part, sur la difficulté de capturer un vampire, et d'autre part, sur l'intérêt d'en savoir plus sur leur biologie ou ce qui en tient lieu. Nous aviserons la suite en temps venu. Je propose d'utiliser une pièce des nouveaux locaux d'Éric pour monter un laboratoire, tout en restant bien conscients qu'il ne servira peut-être jamais. »
Bon gré mal gré, les Chevaliers s'accordèrent sur la création d'un laboratoire et sur la priorité à donner à sa sécurisation. La suite de la réunion, consacrée à des questions d'intendance et à divers problèmes pratiques, s'écoula sans événement majeur et les mena jusqu'au soir.
La nuit était tombée depuis longtemps lorsque les Chevaliers se séparèrent enfin, et le poignet de Sophie la faisait souffrir d'avoir trop écrit. Comme toujours, les idées tourbillonnaient dans sa tête tandis qu'elle traversait le parking souterrain pour retrouver sa voiture. Il lui fallut un bon moment pour se rendre compte de son absence.
Se secouant, la jeune femme tenta désespérément de se rappeler où elle l'avait garée. Elle parcourut deux fois l'ensemble du parking avant de se rendre à l'évidence : le véhicule avait bel et bien disparu. Elle pesta entre ses dents. Lise Sorel aurait été d'une assistance idéale, si elle n'avait déjà quitté les lieux. La voiture de Martin était au garage, et de toute manière, voulant porter dans les nouveaux locaux De gens tenebrarum et les autres documents dès le soir même, il avait accompagné Éric. Sophie se retrouvait coincée, à vingt kilomètres de son appartement, un samedi soir, à devoir déclarer le vol Dieu sait comment avant de pouvoir enfin rentrer. Et elle n'avait rien avalé depuis le déjeuner ! Sentant le découragement l'envahir, elle se laissa glisser au sol, dos contre un pilier, avec un gémissement plaintif.
« Quelque chose ne va pas, mademoiselle ? »
La voix appartenait à un homme d'une petite trentaine d'années, aux cheveux châtain assez longs et aux traits fins, qui la regardait avec sollicitude. Vu depuis le niveau du sol, il paraissait encore plus grand qu'il ne devait l'être en réalité. Il reprit sur le même ton :
« Je peux vous aider ? »
Sophie se releva gauchement, gênée, et s'épousseta d'un air qui se voulait naturel.
« Non, enfin… si. On m'a volé ma voiture, et… Il faudrait que je trouve un commissariat ouvert pour faire ma déclaration, sachant qu'en plus, j'habite pour ainsi dire de l'autre côté de Paris. Et il n'y a personne pour me conduire… Bref, je suis bien ennuyée ! »
L'inconnu lui adressa un sourire cordial.
« Éh bien, on dirait que vos prières ont été entendues. Je connais un commissariat avec une permanence de nuit pas bien loin d'ici : je n'ai qu'à vous y emmener, puis je vous déposerai chez vous.
– Non, non, ce n'est pas la peine ! Ne vous embêtez pas pour moi : je vais juste prendre l'adresse et je me débrouillerai. Ça va déjà bien m'avancer. Vous avez certainement mieux à faire de votre soirée. »
Il se pencha d'un air de comploteur, une lueur espiègle au coin des yeux :
« Ne le répétez pas à mon patron, mais je serais prêt aux pires extrémités pour échapper à la somme de boulot qu'il m'a refilée à terminer ab-so-lu-ment d'ici lundi. C'est vous qui me rendez service, au fond. Et avouez qu'il y a plus désagréable que d'aider une jolie jeune femme en détresse.
– Merci… C'est gentil… Mais je ne veux pas abuser, j'appellerai un taxi depuis le commissariat.
– Comme vous voudrez, mais je vous assure que ça ne me dérange pas. Vraiment. Venez, ma voiture est par ici. »
Ils se mirent en route tout en continuant à discuter. L'enjouement de son interlocuteur déteignait sur Sophie, dont le moral remontait en flèche. Elle sourit à son tour et lui tendit la main.
« Au fait, je m'appelle Sophie Dolenne.
– Fabien de Montargy.
– Des origines nobles ?…
– Dans une vie antérieure, peut-être ! Mais alors, c'était il y a bien longtemps. À défaut de titres et de terres, je me contente d'un poste d'ingénieur, contraint de travailler comme tous les roturiers. Et voilà, le carrosse est avancé pour la princesse. »
Il se campa de côté et, d'une révérence théâtrale, indiqua sa voiture. Le « carrosse » en question devait avoir plus de dix ans, pendant lesquels il avait certainement bien servi. L'un dans l'autre, il n'aurait pas dépareillé chez un ferrailleur. Voyant l'expression surprise et, à vrai dire, un peu inquiète de Sophie, Fabien tapota le toit du véhicule :
« Oui, je sais, elle a l'air un peu vieille, comme ça, mais elle est encore en parfait état. Elle roule comme il faut, et je n'ai jamais eu d'accident avec. La preuve : je suis toujours là pour en parler. »
La jeune femme s'empourpra et bredouilla des excuses, mais son interlocuteur ne semblait pas lui en tenir rigueur. Il ouvrit la portière sans perdre son sourire un peu amusé, un peu dragueur, et surtout chaleureux.
« Princesse, si vous voulez bien monter… »
Le trajet jusqu'au commissariat ne dura guère que quelques minutes, puis Fabien tint compagnie à Sophie pendant qu'elle donnait sa déposition. En dépit du pessimisme de l'officier de police quant aux chances de retrouver la voiture, la jovialité de son chevalier servant se montra très efficace pour rendre à Sophie le sourire. Ressortant ensemble, il lui proposa à nouveau de la conduire chez elle.
« Je peux prendre un taxi, vous savez. Ne vous sentez pas obligé. Je vous dois déjà un immense merci : je ne sais pas comment j'aurais fait sans votre aide.
– Je vous l'ai dit, tout le plaisir est pour moi. Entre me remettre à travailler et me vautrer seul devant la télé, le choix est vite fait, je préfère vous raccompagner. D'ailleurs, que diriez-vous d'une balade touristique improvisée pour admirer Paris la nuit ? D'une petite virée de vingt-quatre heures en bord de mer ? »
Elle gloussa.
« Non merci, j'ai eu ma dose d'agitation pour la journée. Rentrer au chaud, souffler, c'est tout ce que je demande. »
Elle continua quelques instants de protester pour la forme, mais il fallait bien avouer qu'elle appréciait la compagnie de Fabien, et qu'il n'y avait rien de tel pour se changer les idées. Le trajet se termina plus rapidement qu'elle ne l'aurait voulu. En arrivant au pied de l'immeuble, elle hésita :
« Euh, Fabien… Est-ce que… ça te dirait de monter prendre un verre ? Ça ne dérange pas que je te tutoie ? ajouta-t-elle précipitamment. Je n'ai pas grand chose à t'offrir et mon appartement est horriblement mal rangé, mais… »
Elle rougit comme une adolescente. Qu'elle se sentait ridicule ! Elle songea soudain que Martin avait peut-être raison, et que fréquenter le monde extérieur lui ferait le plus grand bien. Fabien répondit comme si de rien n'était, et elle lui savait gré de feindre ignorer sa gaucherie :
« Confidence pour confidence, plaisanta-t-il, il doit faire figure de palace à côté de mon antre de célibataire. Et je ne rêverais pas meilleure manière de terminer la soirée que de prendre un verre avec toi. »
À l'exception de la table encombrée de journaux, le deux-pièces de Sophie souffrait moins du désordre que de l'exiguïté, impression renforcée par les étagères de livres qui tapissaient un des murs. Fabien feuilleta quelques titres de la bibliothèque avec intérêt.
« Belle collection. Ils parlent tous de vampires ?
– Plus ou moins directement, oui. Disons que je m'intéresse à tout ce qui traite du sujet. C'est de famille… » Elle repoussa sa mélancolie naissante. « Du thé, ça te convient ? À vrai dire, je n'ai pas beaucoup d'autre choix. Je ne bois quasiment jamais d'alcool, s'excusa-t-elle.
– Ne t'en fais pas, c'est parfait. »
Tandis qu'elle s'occupait de faire bouillir de l'eau, son invité rangea dans un coin les journaux, le regard attiré par les nombreuses annotations qu'elle y avait inscrites. Mais il s'abstint de poser la question, et la conversation s'orienta sur les vols de voiture, au grand soulagement de la chasseuse. Elle préférait taire son activité réelle… dans un premier temps, à tout le moins. Passer pour folle était bien la dernière chose dont elle avait envie pour l'instant.
Avant de prendre congé, plusieurs heures plus tard – la montre avait tourné si vite, malgré le réveil prématuré de Sophie et sa journée épuisante ! Elle en avait même totalement oublié de dîner –, Fabien l'invita pour le lendemain soir.
« Je devais aller voir un film, répondit-elle ; mais sans voiture, c'est compromis. Sauf si ça te tente ?
– Pourquoi pas ? Il y a une éternité que je ne suis plus allé au cinéma.
– Oh, je te préviens, c'est une énième version de Dracula, et pas des meilleures, pour ce que j'en sais. Plutôt mièvre et… » Elle retint de justesse une remarque concernant la pauvreté en renseignements plausibles. « Et le cinéma lui-même est à l'image de son quartier : sinistre. »
Un demi-sourire étira les lèvres du jeune homme :
« Ta compagnie transmuterait le pire nanar en chef d'œuvre. » Puis, plus sérieusement : « Et si le quartier est dangereux, raison de plus pour ne pas y aller seule. »
Rendez-vous pris chez Sophie vingt minutes avant la séance, Fabien la quitta à contre-cœur. En bas de l'immeuble, il lui adressa un petit signe de la main, auquel elle répondit joyeusement depuis la fenêtre. Il s'installa au volant de sa voiture, secouant la tête, puis il démarra et disparut au loin.
La journée de dimanche se traîna autant que la soirée précédente avait filé. Malgré tous les efforts de Sophie pour mettre en ordre ses notes de la réunion des Chevaliers de la Lumière, comme elle le faisait d'ordinaire, ses pensées s'envolaient vers des horizons plus rieurs. Elle finit par capituler, et pour la première fois de sa vie, lui sembla-t-il, elle passa l'après-midi à se pomponner. Face au miroir, elle regrettait bien sa maladresse autant que son embonpoint.
Son cœur bondit dans sa poitrine quand la sonnette de l'appartement tinta enfin à sept heures du soir, et elle se précipita pour ouvrir la porte à un Fabien souriant, très élégant, et parfaitement ponctuel.
« Je vous salue bien bas, Princesse. Daignerez-vous gratifier de votre présence l'humble serviteur que je suis ?
– Arrête ! pouffa-t-elle. Je n'ai rien d'une princesse !
– Tu es ravissante », répondit-il pour tout commentaire, lui déposant un baiser sur la joue.
La jeune femme frémit sous le délicieux contact de ces lèvres, et le trouble qui l'envahit la laissa sans voix jusqu'à ce que Fabien reprenne :
« Allons-y, si tu ne veux pas être en retard. »
Elle se hâta de prendre son manteau et son sac pour le suivre d'un pas léger. Le temps de se rendre sur place, de se garer dans le parking souterrain le plus proche, d'acheter les billets et de s'installer, la projection commençait déjà.
Sans surprise, le film brillait par la pauvreté de l'intrigue, la platitude des personnages, le ridicule des effets spéciaux et l'exagération de la musique. Mais ce n'était pas pour ses qualités artistiques que Sophie voulait le voir : elle espérait découvrir au milieu de la boue des clichés le diamant qui la lancerait sur une piste utile. Un simple détail fictif mettait parfois en lumière des passages d'ouvrages tout à fait sérieux, eux, qu'elle aurait autrement ignorés.
Toute concentration se dissipa cependant quand son compagnon glissa un bras autour de ses épaules et lui embrassa les cheveux. Oubliant sa mission, elle s'abandonna au bonheur de l'instant, et ne se laissa plus que distraitement porter par le récit. Ses yeux se mouillèrent malgré elle à la mort du personnage principal. La lumière revenue dans la salle, Fabien la regarda avec stupeur les essuyer d'un revers de main rageur.
« Mais ? Tu pleures ? »
Elle grimaça un sourire, furieuse contre sa faiblesse.
« Je sais, c'est idiot. C'est toujours la même chose. Consciemment, je sais bien que c'est absurde, mais je ne peux pas m'en empêcher.
– Mais c'était un monstre… une créature malfaisante… »
Le cœur de Sophie se serra, et ses larmes se teintèrent d'amertume.
« Oh, tu ne crois pas si bien dire. Je devrais me réjouir de voir mourir des vampires, plus que tu ne peux l'imaginer. Je hais ce qu'ils représentent. Pourtant, je n'y arrive pas. Et ce n'est qu'un stupide film ! C'est ridicule, hein… »
Lentement, Fabien secoua la tête. D'une main, il retint son bras pour l'empêcher de se sécher les yeux, tandis que de l'autre, il suivait du bout des doigts le sillon humide sur sa joue.
« “Pleure : les larmes sont les pétales du coeur”, récita-t-il. Non, ce n'est pas ridicule, Sophie. C'est beau… »
Il l'attira à lui et l'enveloppa de toute la tendresse du monde. Ils ne se séparèrent qu'à regret, lorsque le monde extérieur se rappela à leur souvenir sous la forme d'un ouvreur revêche. Fabien se remettait difficilement de son émotion précédente tandis qu'ils repartaient main dans la main en direction du parking. Alors qu'ils arrivaient à la voiture, il s'immobilisa soudain, sourcils froncés.
« Mon manteau ! Je l'ai oublié dans le cinéma. Je vais le chercher ; ne bouge pas, j'en ai pour un instant. »
Un sourire forcé dissimulait mal sa contrariété, et il s'éclipsa au grand galop. Restée seule, Sophie s'attendrissait de l'émoi de son beau compagnon face à ses larmes précédentes quand des éclats de voix attirèrent son attention, bientôt suivies d'un tintamarre.
Un groupe de six individus d'allure peu recommandable approchait en titubant. Leur pas erratique, toutefois, ne diminuait en rien l'énergie qu'ils déployaient à frapper dans les voitures en stationnement, s'esclaffant du chœur d'alarmes qu'ils déclenchaient. La jeune femme se morigéna d'avoir toujours refusé les cours d'autodéfense des Fest au prétexte de leur futilité contre un vampire. Le nez plongé dans ses recherches, elle en avait oublié leur utilité potentielle dans la vie courante. Priant que les voyous poursuivent leur chemin sans lui accorder d'attention, elle recula dans l'ombre et retint sa respiration. Hélas, telle n'était pas leur intention. L'un d'eux la pointa du doigt en prononçant des mots qu'elle n'entendit pas, mais dont elle se douta qu'ils n'auguraient rien de bon, et aussitôt, ils l'entourèrent avec l'air suffisant de ceux qui savent n'avoir rien à craindre.
« Dis-moi, ma mignonne, tu dois t'ennuyer, toute seule ! » ricana un grand aux cheveux blonds très ras.
Comme elle serrait ses bras contre sa poitrine, un autre, plus petit mais massif, probablement le chef de la bande, renchérit :
« Tu as froid ? T'en fais pas, on va te réchauffer… » Ils s'avancèrent d'un pas. « Si tu es gentille avec nous, il t'arrivera rien. »
Tentant le tout pour le tout, elle hurla de toutes ses forces. À défaut que quelqu'un l'entende et vole effectivement à son secours, peut-être cette éventualité les ferait-il reculer.
« La ferme, salope ! »
Le grand sortit de son blouson un couteau à cran d'arrêt tandis que Sophie, en dernier recours, se préparait à défendre chèrement son intégrité.
« Laissez-la tranquille. »
La voix tombait du demi-étage supérieur, parfaitement posée, glaciale, chargée de menaces – ni ordre ni supplique : avertissement. Depuis sa position en surplomb, Fabien disséquait les agresseurs d'un regard d'acier.
« Visez-moi ce gringalet ! Et ça espère nous faire peur ? »
Ils exhibèrent leurs armes comme un seul homme ; un sourire torve sur les lèvres, l'un d'eux alla se poster au pied de l'escalier, prêt à accueillir sa proie. La suite ne dura qu'une poignée de secondes. Dédaignant les marches distantes d'une dizaine de mètres, Fabien sauta la balustrade et atterrit souplement sur le sol. Il empoigna le plus proche de Sophie et le projeta contre le mur, si violemment que l'homme s'effondra à terre, sonné. Il esquiva la lame d'un deuxième, lui attrapa le bras dans le même mouvement et le tordit brutalement en arrière. L'épaule se déboîta dans le mugissement de douleur de son propriétaire. Sans leur laisser le loisir de se ressaisir, il asséna au troisième un coup de poing dans l'estomac qui le plia en deux avec un spasme.
« Je vais te crever, sale fils de pute ! »
Le chef de la bande dégaina un pistolet et le pointa vers Fabien. Mais celui-ci lui enserra le poignet dans l'étau de ses doigts, déséquilibra l'attaquant, et abattit sa prise contre un véhicule voisin. Dès qu'il le relâcha, son adversaire, livide, recula précipitamment en pressant son avant-bras brisé contre lui.
« On se casse ! »
Sans demander leur reste, les voyous s'enfuirent en soutenant leurs blessés. Le vainqueur soupira et se tourna vers son amie.
« Éh bien, on ne s'ennuie pas avec toi. »
Son sourire se figea sur ses lèvres. Quelque chose n'allait pas avec Sophie : le teint blême, elle fixait le vide devant elle, l'air à la fois surprise et effrayée. Lentement, le regard de Fabien descendit sur sa poitrine, puis sur ses deux mains crispées sur son ventre, au centre d'une tache sombre qui s'étalait sur ses vêtements.
« Nom de Dieu ! »
Il s'accorda juste le temps de lancer un œil mauvais dans la direction où avaient disparu les agresseurs avant de soulever la malheureuse avec aisance et une infinie délicatesse.
« Tout ira bien, Sophie, je te le promets. Je t'emmène à l'hôpital. » Comme elle gémissait, il reprit : « Non, n'essaye pas de parler. Reste calme, ne bouge pas. Ils sont partis. Ce n'est rien, et tu seras vite de nouveau sur pieds. »
Il ouvrit la portière sans lâcher sa compagne, l'installa précautionneusement sur le siège puis fonça jusqu'à l'hôpital le plus proche, largement au-delà des limites de vitesse – mais il prenait bien soin de ne pas lui faire subir d'accélération brusque. À l'arrivée, il abandonna la voiture aussi près que possible, porta en hâte la jeune femme aux urgences, cloua du regard l'infirmière qui lui demandait de patienter, et obtint de confier sur-le-champ Sophie au chirurgien de garde. Malgré ses affirmations assurées dans le parking, il ne cessa de faire les cent pas que lorsqu'un médecin lui annonça que la blessée était hors de danger. Alors seulement, il soupira profondément et repartit, soulagé.
Le lendemain, contrainte à l'immobilité par la plaie, qui l'élançait dès qu'elle tentait de se redresser, Sophie se remémora les risques insensés que Fabien avait bravés pour la défendre. Malgré son inquiétude rétrospective, le dévouement de son sauveur la comblait de joie, tout comme son appel rapide en début de matinée pour prendre des nouvelles – en profitant d'un instant où son supérieur avait le dos tourné, avait-il plaisanté ; à en juger par sa voix pâteuse, il n'avait pas dû fermer l'œil de la nuit. Plus tard, elle téléphona à Martin afin de rompre l'ennui et de l'informer des derniers événements : le vol de sa voiture, sa rencontre avec Fabien, l'agression dont elle avait été victime, et le courage dont il avait fait preuve. À vrai dire, ayant été touchée juste avant l'arrivée de son vaillant chevalier, elle ne gardait qu'un souvenir confus de l'ensemble du combat. Mais elle loua tant son héroïsme que Martin ne put s'empêcher d'éclater de rire.
« Inutile d'en dire davantage, j'ai compris ! Et en plus d'être beau, spirituel, dévoué, courageux et invincible, ce merveilleux Fabien a-t-il des défauts ? Quand pourrai-je rencontrer ce gendre de rêve ? »
Elle bafouilla quelques mots, rouge jusqu'aux oreilles et bien contente que son interlocuteur ne puisse la voir à travers le combiné.
« Ne t'en fais pas, Sophie, la rassura-t-il, j'ai beau n'être qu'un vieux célibataire endurci, moi aussi, j'ai été jeune. Tomber amoureuse était sans doute la meilleure chose qui puisse t'arriver. Mais, reprit-il d'un ton plus grave, c'est aussi mon rôle de te rappeler la dure réalité. N'oublie jamais que nos ennemis ne reculent devant aucun crime, et que le Commandeur pourrait te ravir tes proches à tout instant, comme il t'a ravi ta famille il y a dix-sept ans. »
Une boule se forma dans la gorge de la chasseuse.
« Vous avez raison, bien entendu. Je n'ai pas le droit de cacher à Fabien le danger que représente pour lui ma compagnie.
– Exactement. Nous risquons tous notre vie, et c'est à lui de décider s'il est prêt à faire de même. » Il ajouta avec un sourire retrouvé : « Vu ce que tu m'en as décrit, je ne doute pas un seul instant de son choix. »
Sophie passa le reste de la journée à réfléchir à cette conversation, pesant le pour et le contre. D'un côté, elle était parfaitement consciente qu'elle devait la vérité à l'élu de son cœur, mais de l'autre, elle avait toujours peur qu'il la prenne pour une mythomane. Ses voisins de chambre – un adolescent opéré de l'appendicite, qui passait son temps à jouer sur un ordinateur portable, et une femme d'une quarantaine d'années victime d'une intoxication alimentaire – l'incitaient également à repousser le moment fatidique. Elle savait d'expérience qu'il valait mieux ne pas révéler l'existence des vampires au premier venu, sous peine de provoquer soit l'incrédulité et la méfiance, soit une terreur irraisonnée plus dangereuse encore que la menace elle-même.
Alors qu'elle était ainsi plongée dans ses pensées, la porte s'ouvrit pour laisser entrer Fabien, qui lui adressa un petit signe de la main avant de venir s'asseoir à côté d'elle. Aussitôt, toutes ses hésitations s'envolèrent, remplacées par un sourire radieux.
« Je ne resterai pas longtemps, s'excusa le jeune homme. Je n'ai pas pu me libérer plus tôt, et j'ai déjà dû insister auprès des infirmières pour pouvoir te rendre visite. Comment te sens-tu ?
– Beaucoup mieux depuis que tu es arrivé ! J'ai quand même eu droit à une dizaine de points en tout, et ils vont me garder en observation jusqu'à lundi prochain. L'un dans l'autre, je suppose que je ne m'en tire pas si mal. »
Fabien lui caressa tendrement la joue.
« Tu m'as fait peur, Princesse… Je n'ose imaginer ce qui se serait passé si je n'étais pas revenu à temps. Je suis désolé, ce qui t'est arrivé est entièrement de ma faute. Je n'aurais jamais dû t'abandonner seule dans ce parking. »
Elle lui prit la main pour l'embrasser.
« Chut… Je te dois probablement la vie. Je n'en reviens toujours pas que tu aies réussi à les mettre en fuite à toi tout seul, alors qu'ils étaient six, et armés.
– L'amour donne des ailes ! Mais je n'ai pas tant de mérite. Ils étaient tellement ivres que j'aurais pu les faire tomber rien qu'en les poussant. »
Il illustra ses propos en mimant un petit coup du bout de l'index, ce qui arracha à Sophie un rire bref, aussitôt suivi d'un regard faussement courroucé.
« Ne me fais pas rire, ça fait mal.
– Pardon ! » Il reprit : « Aussi agréable soit-il de briller à tes yeux, l'honnêteté m'oblige à admettre qu'ils ne représentaient aucune difficulté. Quand vient le moment de se battre contre plus fort que soi, là, il faut déployer tout son art. » Elle haussa vaguement les sourcils, mais Fabien poursuivait déjà : « En attendant, ce genre de petite frappe n'est pas vraiment dangereux, pour quelqu'un qui garde son sang froid. Ils misent uniquement sur la peur qu'ils inspirent et sur leur nombre. Il suffit d'un peu de réflexes et d'anticipation de leurs réactions pour en venir à bout. Et ils prennent la fuite dès qu'ils constatent que l'on est capable de leur tenir tête. »
Sophie acquiesça, même s'il en aurait fallu bien plus pour ternir son admiration, puis elle se mordit les lèvres, de nouveau préoccupée. Elle finit par prendre une grande inspiration.
« Fabien… Il faut que je te dise quelque chose… Me fréquenter, c'est avoir en permanence une épée de Damoclès suspendue au-dessus de toi… Ces voyous n'étaient rien comparés aux… gens – elle buta sur le mot – qui pourraient vouloir m'atteindre à travers toi. Tu sais… Je ne t'en voudrais pas si tu me disais que tu préfères rester en sécurité loin de moi…
– Au contraire, répliqua-t-il, car alors, c'est que tu as justement besoin de moi pour te protéger.
– Tu ne comprends pas ! Ces ennemis dont je te parle sont vraiment prêts à tout ! Ils… »
Il lui scella les lèvres d'un baiser.
« Je ne veux pas le savoir. Sophie, la pire chose qui puisse m'arriver, c'est d'être privé de toi. Que m'importe que je risque ma vie ? Après tout, un malheur pourrait me frapper n'importe quand. Crois-moi, ce n'est vraiment pas ce qui va me faire peur. Convaincue ? »
Elle ouvrit la bouche, mais, après une seconde de flottement, se contenta d'attirer Fabien à elle. Il répondit tendrement à son étreinte tout en prenant bien garde à ne pas appuyer sur l'entaille. Finalement, il se redressa et l'embrassa sur le front, un air de nouveau badin sur les traits.
« Je vais devoir te laisser, avant qu'une infirmière ne vienne me tirer les oreilles. J'essaierai de repasser te voir une ou deux fois le soir après le bureau, mais je serai probablement trop occupé pour te rappeler en journée. D'ailleurs, tu m'as dit que tu sortais lundi ? Je suis désolé, je ne pourrai vraiment pas venir te chercher. Tu arriveras à te débrouiller ?
– Ne t'en fais pas, j'ai le temps de voir venir. Je demanderai à des amis de me conduire.
– Parfait. Et pour te changer les idées et me faire pardonner, je t'invite au restaurant lundi soir. Est-ce que tu es passée à Paris récemment ? Tu verras, toutes les illuminations de Noël sont déjà en place, c'est magnifique. »
Elle accepta la proposition avec joie, et Fabien repartit, non sans l'avoir embrassée encore une fois.
La semaine s'écoula lentement, uniquement égayée par les trois visites que lui rendit son cher et tendre et les coups de téléphone quotidiens de Frédérique Jolivès. Sophie aurait bien aimé profiter de cette inactivité forcée pour lire en détail De gens tenebrarum, mais Martin considérait trop risqué de l'emporter à l'hôpital, ce en quoi elle ne pouvait que lui donner raison. La seule grande nouvelle fut que la police avait finalement retrouvé sa voiture dans un terrain vague, et qu'ils n'étaient pas parvenus à identifier le voleur, ni l'emploi qu'il en avait fait. Pour tout dire, Sophie s'en moquait royalement.
Si elle s'attendait à l'appel dominical de Martin, sa teneur la prit au dépourvu.
« Bonjour, M. Chaumet, avait-elle commencé. Comment s'est passée la réunion d'hier ? Vous étrenniez les locaux d'Éric ?
– Jacques a embauché d'anciens légionnaires pour nous aider à défendre les lieux, mais ce n'est pas pour ça que je t'appelle. » Il avait le ton à la fois excité et inquiet qui le caractérisait chaque fois que la chance les mettait sur la piste d'un vampire. « Nous avons reçu une lettre, cette nuit. Elle est signée de quelqu'un qui se présente comme le Commandeur ! »
Le sang de Sophie se glaça. Le Commandeur connaissait l'emplacement de leur quartier général, alors même qu'ils venaient à peine de s'y installer ?! Au bout du fil, son aîné poursuivait :
« Cela reste à prouver, bien sûr. Toujours est-il qu'il nous annonce qu'il va nous écraser une bonne fois pour toutes, qu'il est grand temps pour l'humanité de reconnaître ses maîtres, enfin, tu vois le genre. Je te la ferai lire, évidemment. Nous avons prévu de nous retrouver mardi midi avec ceux qui arriveront à se libérer. Au fait, j'ai récupéré ma voiture, je pourrai te prendre demain. »
Le cerveau de la jeune chasseuse tournait à toute allure. Elle s'assura d'un coup d'œil qu'aucune oreille indiscrète ne suivait la conversation, mais préféra éviter de se montrer trop explicite :
« Est-ce qu'on est sûrs que le message a bien été écrit par… hum, un de nos adversaires ? Il ne pourrait pas être l'œuvre d'un mauvais plaisantin bien renseigné mais sceptique – un des contacts de Jacques, peut-être ?
– Attends, je ne t'ai pas tout dit. Là où l'affaire se corse, c'est que vers trois heures du matin, une patrouille de police a voulu interpeller un individu au comportement suspect dans le quartier. La discussion a dégénéré, ils se sont battus, l'homme les a frappés avec une sauvagerie inouïe : deux des policiers sont morts, le troisième est dans le coma, et le dernier en état de choc.
– Un vampire… ne put-elle s'empêcher de souffler.
– Lise va essayer d'en apprendre plus, mais oui, c'est quasiment certain. Ce qui tend à confirmer l'origine de la lettre, à défaut de l'identité de son auteur. »
En réponse au silence de son interlocutrice, il reprit :
« Écoute, Sophie, tu ne peux rien faire pour l'instant. Repose-toi, prends des forces d'ici mardi, nous en saurons plus à ce moment-là. »
A l'issue de la conversation, Sophie s'abandonna contre son oreiller avec découragement. Que n'aurait-elle donné, en cet instant, pour pouvoir jouir d'une existence normale ! Juste quand elle croyait pouvoir enfin connaître le bonheur, un nouveau péril faisait irruption dans sa vie.
Comme convenu, Martin vint la chercher à sa sortie de l'hôpital, le jour suivant. Lorsqu'il lui proposa de lui montrer la lettre de menaces, elle invoqua un reste de fatigue pour se faire raccompagner directement chez elle – en vérité, elle voulait surtout conserver ses forces pour sa soirée avec Fabien. Mais elle savait aussi que malgré ce répit, le devoir reprendrait ses droits dès le lendemain.
En se préparant pour l'arrivée de son galant, Sophie ne pouvait s'empêcher de repenser aux derniers événements. D'un certain côté, elle y voyait une occasion inespérée – la principale difficulté pour un chasseur consistait à repérer les vampires, ordinairement trop habiles à se dissimuler au sein de la population humaine. S'il s'avérait, contre toute attente, que l'auteur du message était effectivement le Commandeur en personne, il avait commis là une inestimable erreur. Mais de l'autre côté, elle tremblait de cette menace qui se rapprochait et pesait sur Fabien. Elle résolut de lui expliquer exactement de quoi il en retournait, une bonne fois pour toutes.
Comme elle s'y attendait, il arriva exactement à l'heure, tout sourire. Dès qu'elle ouvrit la porte, il produisit de derrière son dos un magnifique bouquet de fleurs.
« Cadeau ! Elles étaient tellement belles que je n'ai pas résisté en les voyant. »
Sophie lui sauta au cou pour l'embrasser. Elle l'entraîna à l'intérieur de l'appartement, où elle dut recycler son broc en vase faute de récipient plus adapté.
« Elles sont superbes. Je ne sais pas comment te remercier !
– Rien ne vaut la grâce de ton sourire. Mais tu avais l'air bien soucieuse, quand je suis arrivé. Il y avait un petit pois sous ton matelas, la nuit dernière ? »
Elle se rembrunit.
« Tu te souviens de ce dont j'ai parlé à l'hôpital ? Le danger que je te fais indirectement courir. S'il te plaît, je te demande de m'écouter. Je vais tout t'expliquer, mais il faudra que tu l'acceptes sur parole.
– Vas-y, dis-moi tout. Je promets de te croire. Car c'est bien ce qui t'inquiète, n'est-ce pas ? »
Sophie acquiesça en soupirant, puis elle commença son récit. Sans entrer dans les détails, elle révéla que les vampires existaient réellement et qu'ils représentaient une menace pour l'humanité, que son père les combattait au sein d'un groupe nommé les Chevaliers de la Lumière, mais qu'ils avaient fini par les assassiner, lui, sa famille et nombre de leurs amis, que Sophie avait repris la tête des chasseurs, et que par ce fait même, elle risquait à tout instant sa vie et celle de n'importe quelle personne à qui elle tiendrait. Fabien écouta le long monologue sans l'interrompre, se contentant de hocher pensivement la tête à plusieurs reprises. Elle se tut finalement, le regard baissé, assez abattue, redoutant la réaction de son bien-aimé. Elle frémit quand il lui releva délicatement le menton pour plonger les yeux dans les siens.
« Sophie, dit-il d'une voix douce, mais ferme et assurée, je crois tout ce que tu viens de dire, du premier au dernier mot. Tu as ma confiance absolue. Mais ma réponse n'a pas changé pour autant : je t'aime, et j'affronterais le diable en personne pour toi. »
Émue par sa profession de foi, troublée par l'intensité de son regard et des sentiments qu'elle y avait lus, elle se laissa tomber contre sa poitrine en sanglotant. Il l'accueillit dans l'écrin de ses bras et la berça avec beaucoup de tendresse.
« Est-ce que ça va mieux ? » demanda-t-il gentiment quand elle se redressa enfin.
Elle renifla en s'essuyant les yeux.
« Et moi qui m'étais justement maquillée… Je dois être affreuse !
– Mais non. Sèche tes larmes et il n'y paraîtra plus. Allez, viens, je t'emmène te changer les idées devant un bon repas. »
La tension précédente se dissipa soudain, et elle se dépêcha de prendre ses affaires aussi vite que le lui permettait sa blessure. Le restaurant choisi par Fabien était coquet et raffiné, l'endroit idéal pour un dîner romantique en tête-à-tête. Entre le cadre calme et agréable, la cuisine succulente, le vin capiteux et surtout la gaieté franche de son ami, Sophie se sentait merveilleusement bien. Toutes les obsessions familières qui hantaient usuellement ses jours et ses nuits s'étaient évanouies comme par miracle – les vampires, les Chevaliers de la Lumière et même le Commandeur.
Elle titubait un peu quand ils ressortirent. Mais elle tint absolument à admirer les décorations qu'il lui avait vantées ; et tandis qu'ils déambulaient au gré des rues, il dut la soutenir à plusieurs reprises pour l'empêcher de trébucher, la grondant avec un sourire qu'elle devait faire plus attention si elle ne voulait pas retourner à l'hôpital. En cette nuit relativement douce pour un mois de décembre, leur promenade semblait à la jeune femme un rêve magique. Bien plus tard, ils montèrent à son appartement dans les rires et les câlins. La porte à peine refermée derrière eux, ils s'embrassèrent langoureusement.
« J'ai envie de toi… lui chuchota-t-il à l'oreille, et elle fut surprise de la pointe de tristesse qu'il lui sembla percevoir dans sa voix.
– Oh, Fabien… » Elle frissonna d'une fièvre à l'évidence partagée. « Je ne désire rien d'autre… »
Il posa sur elle regard charmant de vulnérabilité. Après une seconde de silence, il se reprit et souffla sur ses mains en les frottant l'une contre l'autre.
« J'ai eu un peu froid, tout à l'heure. Je n'aurais rien contre un bon bain bien brûlant pour me réchauffer.
– Excellente suggestion, même si je n'étais pas censée en prendre avant encore quelques jours. Il y a des années que je ne me suis plus accordé ce plaisir. »
La baignoire remplie, Sophie ôta ses vêtements et plongea avec délice dans l'eau fumante, bientôt imitée par son compagnon.
« Tu es si belle… »
Il la couvrit de baisers, sur le front, les paupières, les lèvres, les joues, la gorge, descendant sur sa poitrine pour sucer la pointe de ses seins, puis reprenant sa progression, poursuivant jusqu'à son ventre, effleurant à peine le coup de couteau qu'elle avait reçu huit jours auparavant. Le moindre de ses gestes trahissait sa passion, et elle y répondait par des caresses enflammées.
Ils firent l'amour de toute leur âme, puis Fabien se laissa aller contre elle, le visage enfoui dans ses cheveux. Elle soupira d'aise.
« Il y avait longtemps… J'étais tellement obnubilée par mon combat contre les vampires ; je ne me rendais pas compte à quel point ça me manquait. C'est si doux d'être avec toi… »
Mais il se redressa, le visage fermé.
« Il faut que j'y aille, Sophie.
– Hein ? Pourquoi ?… Passe la nuit ici, et tu iras directement au bureau demain matin. »
Il secoua la tête en silence, sortit de l'eau, s'essuya et se rhabilla promptement. De son côté, elle enfila un peignoir et le suivit alors qu'il reprenait son manteau et se préparait à sortir de l'appartement.
« Qu'est-ce qui se passe, Fabien ? Je ne comprends pas ! Qu'est-ce que tu as ? »
Il l'embrassa rapidement.
« Je te rappellerai. Promis. »
Puis, sans ajouter mot, il descendit l'escalier, laissant une Sophie hébétée sur le pas de la porte. Arrivé au niveau du premier étage, il s'arrêta pour appuyer le front sur le mur froid et abattit son poing à côté de lui.
« Sophie… Me pardonneras-tu jamais ?… »
Quand il se remit en route, un instant plus tard, son expression était redevenue indéchiffrable. Cette fois, il monta directement dans sa voiture, sans lever la tête vers la jeune femme qui le regardait à la fenêtre.
Sophie tourna et retourna dans son lit jusqu'au petit matin. Tandis que le sommeil la fuyait, les hypothèses les plus improbables entrechoquaient dans son esprit les interrogations sans réponse. Quelle que soit la manière dont elle abordait la question, le brusque changement d'attitude de Fabien lui restait incompréhensible. Pourquoi ce revirement subit ? Il s'était montré si tendre et prévenant jusque-là… Lorsqu'elle finit enfin par s'endormir, à bout de forces, ce fut pour être tirée de son trop bref repos par la sonnerie du téléphone.
En venant la chercher, une heure plus tard, Martin remarqua immédiatement sa mine défaite malgré l'eau froide dont elle s'était aspergé le visage.
« Qu'est-ce qui t'arrive ? Des ennuis ?
– Nous nous sommes disputés, avec Fabien », prétendit-elle.
Même si elle détestait lui mentir, elle préférait éluder le sujet. Pas qu'elle eût su quoi dire, de toute façon : “Après avoir fait l'amour, Fabien s'est mis à me traiter comme une étrangère ?” Non, elle devait d'abord clarifier la situation.
« Est-ce que tu lui as parlé de notre activité ?
– Oui, mais ce n'est pas ça. Enfin, je ne crois pas. Je ne sais plus trop. » Elle ôta ses lunettes, se frotta le visage du plat de la main, puis se secoua. « Allons-y, la lettre du Commandeur attend. Mes problèmes personnels passent après. »
Le vieil homme la regarda avec une affection assombrie de regrets.
« Ah, Sophie, Sophie, soupira-t-il. Toujours à aller de l'avant dans les moments difficiles. Toujours à sacrifier ton bonheur sur l'autel du devoir. Parfois, je me dis que le pire crime des vampires est de t'avoir volé ta jeunesse.
– Qu'est-ce qu'une peine de cœur quand une guerre se prépare ? répondit-elle avec un sourire amer. Je n'ai pas vraiment le choix, et au moins, me concentrer sur autre chose me changera les idées. »
Conduite par Martin, Sophie découvrit le nouveau quartier général des Chevaliers. Il était situé dans les sous-sols de l'entreprise que possédait Éric Terquin, dans un quartier d'affaires, mais en était totalement indépendant. La chasseuse nota avec satisfaction qu'il disposait de son propre accès, sur l'arrière du bâtiment, ce qui offrait le double bénéfice de limiter au maximum les interactions avec le personnel et de tenir à l'écart les gardiens de nuit réguliers en cas d'attaque de vampires. À l'intérieur, les locaux étaient à la fois suffisamment vastes pour comporter une dizaine de pièces parfaitement isolées et de bonne taille, bien protégés d'une intrusion grâce au système d'alarme et à un petit nombre d'entrées faciles à surveiller, et, ce qui ne gâchait rien, flambant neufs.
Martin emmena d'abord à Sophie à la bibliothèque. Sachant à quel point la destruction de leurs archives avait donné un coup d'arrêt aux activités des Chevaliers, dix-sept ans auparavant, elle avait été sécurisée avec un soin tout particulier ; il lui suggéra d'ailleurs d'y déposer les documents qu'elle conservait encore chez elle. Ensuite, il lui montra le laboratoire où ils pourraient étudier des vampires si jamais ils arrivaient à en capturer – concession aux espoirs de Stéphane Varesque, se souvint la jeune femme. Avec tout ce qui s'était produit depuis cette fameuse réunion, elle en avait presque oublié ce point. Un frisson désagréable lui glissa le long de l'échine face à la cruauté chirurgicale qui se dégageait de la cage, de la table d'opération et des instruments : tout au fond d'elle-même, elle n'était pas sûre de souhaiter que l'endroit serve un jour. La fin ne justifiait pas n'importe quels moyens.
A l'issue de leur tour du propriétaire, elle examina attentivement le message qu'ils avaient reçu l'avant-veille. Par moments, son esprit divaguait et la ramenait vers Fabien, mais elle s'obligeait à recentrer ses pensées. La feuille n'avait pas grand chose de remarquable, simple papier à lettre sans entête, pas plus que l'encre noire ou l'écriture en elle-même. Quant au contenu, il n'apportait aucune information, hormis que son auteur se prenait pour un surhomme. L'arrivée de Frédérique Jolivès l'interrompit, et, après une accolade, la discussion tourna autour de la blessure de Sophie, puis ce furent au tour d'Élisabeth Sorel et du père François de les rejoindre. Les cinq chasseurs se retrouvèrent dans la petite salle de réunion. Comme d'habitude, Sophie transmettrait le compte-rendu aux absents.
« M. Chaumet m'a expliqué ce qui s'est passé le week-end dernier », entama-t-elle avant de demander à la commissaire : « Lise, est-ce que vous avez du nouveau ?
– J'ai pu interroger le survivant : il répète à qui veut l'entendre que le type qui les a attaqués n'était pas humain. J'ai fini par lui soutirer qu'il avait vidé son chargeur dans le dos du gars pendant qu'il se barrait, et que l'autre en avait à peine titubé, mais pas moyen d'avoir une description digne de ce nom. Par contre, il y a peut-être un témoin, la personne qui a appelé les secours. On va passer une annonce, on ne sait jamais.
– La thèse du vampire se confirme, résuma Sophie. On n'a plus qu'à espérer que le témoin se manifeste.
– J'ai aussi trouvé ça un pâté de maisons plus loin. »
Élisabeth posa sur la table un sachet rempli d'une bouillie noirâtre. Frédérique fronça le nez.
« Qu'est… ? Oh. »
Martin ajusta ses lunettes, sourcils froncés.
« C'est ce que je crois ?
– Des restes de vampire, oui, confirma Lise. Mais je n'ai rien trouvé d'autre, même pas les vêtements.
– Les balles l'auraient mortellement touché, après tout ? hasarda le père François.
– Ce serait bien la première fois que je vois ça. Surtout avec des munitions normales.
– De toute manière, vous venez de dire qu'il n'y avait pas de vêtements, releva Frédérique. Ils n'auraient pas disparu tout seuls. »
Sophie les interrompit :
« Et s'il y avait eu plusieurs vampires et qu'ils s'étaient battus ?
– Tu crois que les loups se dévorent entre eux ? s'étonna son amie. Si c'est vrai, c'est bon pour nous. Tant qu'ils se tuent les uns les autres, ils ne sont pas en train de tuer des gens.
– C'est possible, non ? On a tendance à les considérer comme un groupe plus ou moins uniforme, mais rien ne prouve qu'ils soient loyaux entre eux. M. Chaumet, à votre avis, est-ce que la lettre émane vraiment du Commandeur ?
– Honnêtement ? J'en doute. Il ne s'amuse pas à envoyer des lettres de menaces. Il vient, il détruit, il repart, et ne laisse derrière lui que la désolation. »
Sophie crispa les mâchoires. La mémoire du massacre dansait devant ses yeux. Elle cligna des paupières pour les rouvrir sur le présent, dans lequel le père François lui adressait la parole :
« Sophie, parmi les documents qui nous restent de votre père, avez-vous déjà trouvé des textes de la main du Commandeur ?
– Je vois où vous voulez en venir, mais non, malheureusement. »
Elle avait répondu sans la moindre hésitation : d'avoir si souvent lu les quelques archives qu'ils avaient pu sauver de l'époque, elle les connaissait par cœur.
« Je crois me rappeler, hésita Martin en se caressant pensivement le bouc, qu'il nous avait lancé un ultimatum juste avant d'attaquer la Résidence, mais comme j'étais en province auprès de ma mère à ce moment-là et que je n'ai pas pu revenir à temps, je n'en mettrais pas ma main à couper. À ma connaissance, c'est la seule fois où il ait contacté des chasseurs avant de frapper.
– Un ultimatum ? Oui, ça a plus de sens que cette bravade. M. Chaumet, je sais que vous pensez qu'il vous a volontairement écarté pour l'attaque…
– Plus de la moitié des Chevaliers de la Lumière avaient dû s'absenter de toute urgence loin de Paris. Ce ne peut être un hasard.
– Toujours est-il qu'il ne nous méprise pas, car il sait qu'il serait suicidaire de nous sous-estimer. Plus j'y pense, et plus je suis persuadée que celui qui vient de nous écrire est un imposteur. Même ces pauvres policiers, ça ne colle pas avec le Commandeur. Il est d'une autre envergure. »
Elle poussa un long soupir et se laissa aller contre le dossier de son siège.
« Bon, je crois que nous pouvons en rester là pour le moment. Je doute que nous parvenions à remonter à l'origine de cette lettre avec le peu dont nous disposons actuellement. Il va falloir attendre qu'ils sortent de leur tanière… Mais comptez sur moi pour observer avec encore plus d'attention que d'habitude les faits divers. »
Alors qu'ils quittaient la salle de réunion, Sophie arrêta Élisabeth pour s'entretenir un instant en privé avec elle. Elle retourna ensuite vers Martin et lui demanda de rester plus longtemps, car elle souhaitait commencer son examen de De gens tenebrarum – et, par la même occasion, éviter de se retrouver seule dans son appartement, confrontée au souvenir douloureux de la soirée précédente. Tant qu'elle restait dans les locaux des Chevaliers, au moins pouvait-elle nourrir l'espoir qu'un message de Fabien l'attendrait sur son répondeur. Que le vieil homme devinât ou non ses motivations cachées, il accepta bien volontiers.
Le survol que Sophie avait eu en tête se mua en une longue après-midi d'étude, un crayon dans une main, un dictionnaire de latin à portée de l'autre, une tasse de thé un peu plus loin. Ses premières impressions ne l'avaient pas trompée : en acquérant ce livre, ils avaient exhumé un trésor sans prix. L'ouvrage fourmillait de renseignements aussi complets que, pour autant qu'elle pût en juger, véridiques. Apparemment, son auteur avait approché les vampires de près ; il aurait peut-être même rencontré le Commandeur en personne.
Passionnée par la découverte d'informations si précises et détaillées, la chasseuse lisait avec une telle avidité que Fabien sortit de ses pensées durant tout ce temps, et que Martin dut la prévenir à sept heures du soir qu'il lui fallait rentrer. Aussitôt, toute sa tristesse s'abattit de nouveau en bloc, et, jusqu'à arriver chez elle, elle resta anxieuse de savoir si son amant l'aurait appelée.
Fabien ne téléphona à Sophie que le surlendemain. D'abord, le cœur de la jeune femme bondit en reconnaissant la voix, mais ses espoirs se trouvèrent vite balayés quand il éluda toutes ses questions. Le ton distant, froid, presque, tranchait avec l'entrain qu'elle lui connaissait. Il accepta néanmoins de venir la chercher à son appartement le samedi soir pour l'emmener chez des amis. Heureusement pour Sophie, la réunion hebdomadaire des Chevaliers de la lumière ne s'éternisa pas ; la journée étant encore jeune quand Martin la déposa chez elle pendant que Jacques Dugontiers et les Fest briefaient les mercenaires fraîchement recrutés, elle eut deux bonnes heures pour se préparer.
Les yeux cernés, le teint terreux et les joues creuses, Fabien avait vraiment mauvaise mine quand il passa la prendre. Sophie se demanda soudain, une boule d'angoisse et de remords au creux de l'estomac, s'il souffrait d'une maladie grave. Était-ce là la raison de son attitude ? Se savait-il condamné par Dieu sait quelle affection ? Quand il lui déposa un baiser rapide sur les lèvres, prétextant vaguement des ennuis professionnels, elle remarqua que l'après-rasage ne cachait qu'incomplètement des effluves désagréables.
Durant tout le trajet jusqu'à l'adresse qu'elle lui indiqua, Fabien resta taciturne, et ses trop rares sourires sonnaient faux. En regardant le véhicule s'éloigner, après qu'il l'eut déposée, Sophie avait les yeux brouillés de larmes.
Une fois seul, Fabien roula une dizaine de minutes au hasard, puis abandonna sa voiture au coin d'une rue. Il marcha droit devant lui d'un pas lourd, tête baissée, mains enfoncées dans les poches, donnant de temps à autres un coup de pied dans un caillou qu'il trouvait sur son chemin, l'envoyant voler au loin. Son errance l'avait ramené à son insu à proximité du cinéma où il avait accompagné Sophie, du parking où elle avait été poignardée. Le quartier était toujours aussi sordide, désert et mal éclairé, mais peu lui importait.
Une forme imposante surgit soudain devant lui au détour d'une ruelle lugubre. L'un des agresseurs de Sophie, le grand, celui qui l'avait probablement blessée.
« Si c'est pas de la chance ! ricana le voyou. C'est toi l'enfoiré de sa mère qui a pété le bras à Tony, je te reconnais. Je pensais pas te retrouver. Mais cette fois, je t'ai de face, fit-il en ouvrant son couteau. Tu vas sentir ta douleur ! »
Il plongea en avant, toute lame dehors, tandis que Fabien relevait lentement le regard. Mais il fut brutalement stoppé dans son geste : sans qu'il comprenne comment, sa cible lui avait saisi l'avant-bras et l'immobilisait dans une poigne de fer. Il se débattit comme un dément, en vain, car le jeune homme le retenait sans le moindre effort apparent.
« Là, je demande à voir, lâcha Fabien d'une voix dépourvue d'émotion. Je crains que tu n'aies quelque peu présumé de tes forces. Toi, par contre, tu tombes à pic. Je commençais à avoir vraiment besoin de sang. »
Il plaqua sa main droite sur la bouche de l'agresseur devenu victime tandis que de la gauche, il lui broyait les os. Il libéra alors le bras mutilé afin de dégager d'un geste sec le cou de sa proie, n'accordant pas la moindre attention à son imploration muette.
« Tu n'aurais pas dû t'en prendre à Sophie… »
Retroussant les lèvres sur deux canines acérées, il mordit sans pitié cette chair offerte et but voracement, chaque longue gorgée ponctuée d'un frisson d'extase. Enfin, après un dernier spasme, quand l'homme ne fut plus qu'un cadavre blafard, il le laissa choir au sol et s'essuya la bouche avec un soupir de contentement.
Un bruit dans son dos le fit sursauter, et il fit volte-face pour tomber sur Sophie qui le fixait. Sophie, qui avait assisté à toute la scène, et qui poussait un gémissement sourd… Pendant une fraction de seconde, elle crut lire sur le visage du vampire une détresse sans fond, mais un cillement plus tard, il arborait seulement un sourire las.
« Je savais que tu finirais par le découvrir… J'aurais préféré que ce ne soit pas comme ça. »
Elle secouait la tête par saccades, balbutiant son refus de la réalité en un flot de propos incohérents.
« Je dois te faire horreur, reprit-il. Mais si tu acceptes de m'écouter, je serai demain à sept heures sur un banc du parc Clémenceau. »
Sans rien ajouter, il tourna les talons et disparut au loin. Elle resta longtemps pétrifiée à regarder le vide dans la direction où il était parti, avant de fuir les lieux du meurtre à son tour.
Sophie passa la majeure partie de la nuit et de la journée qui suivirent assise dans son lit, les yeux aveugles, oscillant aux portes de la folie. L'homme qu'elle chérissait était un monstre, un démon abominable, une sangsue qui se repaissait de la vie des êtres humains… Fabien était un vampire. Elle faisait un cauchemar, cela ne pouvait être qu'un effroyable cauchemar dont elle allait s'extirper en nage, mais si heureuse qu'il se termine ! Mais elle ne dormait pas, et ce qu'elle avait vu n'admettait pas de contradiction.
Au fur et à mesure que l'odieuse vérité pénétrait son esprit, certaines choses s'éclairaient d'un jour nouveau. Qu'il avait dû s'amuser d'écraser des humains inoffensifs, là où elle avait cru en son héroïsme, et qu'il avait dû rire ensuite de son admiration… Sa raison lui hurlait de prévenir les Chevaliers en vue de le capturer, ou au moins de détruire cette menace trop proche d'elle ; malgré tout, elle ne bougeait pas. Elle ne parvenait pas à s'y résoudre. Absurde ! Comment pouvait-elle encore l'aimer ! Elle savait bien ces êtres incapables de sentiments – autres que la haine, la rage et le mépris, en tout cas. Et pourtant… Fabien n'avait jamais fait preuve de malveillance envers elle ; au contraire, il s'était montré tendre et dévoué, tellement attentionné, tellement… humain.
La chasseuse trembla. Le combat de toute sa vie reposait-il sur une erreur ? Le cœur froid des vampires recelait-il une étincelle d'humanité ? Devait-elle croire en son amour ?… S'il comptait l'attirer dans un traquenard, se rendre seule au rendez-vous compromettait la sécurité de l'ensemble des Chevaliers. Mais s'il était sincère, s'il lui faisait vraiment confiance alors qu'il connaissait ses activités… Non, elle n'allait pas le livrer sans avoir au moins entendu ce qu'il avait à lui dire. Au nom des espoirs qu'elle plaçait en lui, si pour nulle autre raison, elle lui laisserait une chance.
Quand elle arriva sur place, à sept heures du soir, Fabien l'attendait déjà, assis au bord d'un banc. Seul, pour autant qu'elle pût juger.
« Tu peux approcher, dit-il comme elle restait debout à plusieurs mètres. Je ne vais pas me jeter sur toi. »
Un peu honteuse, elle s'assit à côté de lui, mais le plus loin possible à l'autre extrémité.
« J'aurais pu prévenir mes amis… Te tendre un piège…
– Je sais. J'en acceptais le risque. Mais tu ne l'as pas fait, et je t'en remercie. »
Le silence s'installa plusieurs secondes, inconfortable, puis elle lança :
« Fabien, depuis quand… ? »
Il termina la phrase qu'elle avait laissée en suspens :
« … suis-je un vampire ? Six cent quarante-cinq ans. » Elle accusa le coup, et il poursuivit : « Non, ce n'est d'aucune manière lié à toi, et oui, tu m'as toujours connu ainsi.
– Mais tu es tellement… civilisé… »
Le rire amer qu'il émit semblait moins offensé que peiné.
« Sophie, enfin, à quoi t'attendais-tu ? Nous sommes parfaitement capables de nous comporter normalement. T'imaginais-tu donc que nous égorgions la première personne venue ? »
Elle baissa piteusement la tête, ce qui valait en soi réponse. Fabien reprit :
« Nous ne sommes pas si différents des mortels que nous étions. Hormis le besoin de sang, bien sûr… Mais faute de pouvoir nous en abstenir, au moins pouvons-nous choisir à qui nous le volons. À ce propos, comment as-tu bien fait pour me surprendre, hier ? Je t'avais laissée plutôt loin. »
Elle se dandina sur son siège.
« C'était une mise en scène. Je ne te l'ai peut-être pas dit, mais on a retrouvé ma voiture. Je l'ai garée d'avance dans le quartier, et surtout, j'ai profité du trajet avec toi pour placer un traceur dans la tienne. Un des membres des Chevaliers travaille dans la police, et elle m'a fourni le matériel. Évidemment, je lui ai caché ce que je comptais en faire… Au départ, je voulais juste te suivre chez toi et t'attraper entre quatre yeux sans que tu puisses te défiler. Je t'ai pisté de loin, et ensuite, j'ai marché derrière toi. Tu étais tellement perdu dans tes pensées que tu ne m'as pas entendue. » Elle déglutit. « Tu connais la suite. »
Les sourcils de Fabien se haussèrent au fur et à mesure, puis un doux sourire étira ses lèvres, mêlé d'une pointe d'admiration.
« Princesse, tu m'as eu comme un bleu. Je te savais brillante, mais je ne t'aurais jamais crue manipulatrice. Je note : ne jamais sous-estimer les ressources de la gent féminine en matière d'amour. Et tu as conduit en dépit de ta blessure ? Te doutais-tu de la vérité ?
– Je ne sais pas… Pas consciemment, en tout cas. Mais ton attitude était vraiment étrange. »
Après une pause, elle releva la tête :
« Fabien, comment est-ce que ça t'est arrivé ? Comment est-ce que tu es devenu un vampire ?
– Si je réponds que je l'ai désiré en toute connaissance de cause, vais-je perdre le peu de crédit que tu peux encore m'accorder ? Mais c'est la vérité.
– Explique-moi. Je veux comprendre… »
Aide-moi à l'accepter.
« Il faut remettre dans leur contexte les choix qui ont conduit à ma transformation. Rappelle-toi que je suis né il y a six siècles et demie, sur la fin de cette période que l'on nomme aujourd'hui le Moyen-Âge… près d'un siècle avant Jeanne d'Arc. »
En y réfléchissant, Sophie se sentait prise d'un vertige :
« J'avoue que j'ai du mal à concevoir. Tu as l'air… totalement adapté au présent. Comment est-ce que tu as fait pour supporter tous les bouleversements du monde qui t'entourait ?
– Ma soif de découverte m'a gardé en vie après m'avoir fait désirer l'immortalité. Mais tu as raison : par ennui ou par peur du changement, la plupart des miens ne dépassent pas l'âge qu'ils auraient atteint en tant que mortels. Seuls ceux qui se détachent de leur temps ont une chance de traverser les siècles, et c'était précisément mon cas. Je ne me suis jamais senti à ma place dans le monde où j'avais grandi.
– Tu as eu une enfance difficile ?
– Pas difficile, non, mais solitaire. Mes proches me disaient distant et indifférent ; en réalité, c'était faux, je tenais beaucoup à eux. Seulement, je ne parvenais pas à embrasser leurs occupations et leurs valeurs. Te souviens-tu de notre rencontre, quand tu m'as demandé si j'étais issu de la noblesse ? La réponse est oui, quoique j'aie trahi ma naissance. » La réaction intimidée de son interlocutrice lui arracha un rire bref : « Oh, tu vas être déçue. Je ne suis qu'un fils cadet d'un pauvre petit vicomte de province sans influence. Pas de quoi fouetter un chat. Toujours est-il que quand mon père me destinait à la chevalerie, moi, je ne vivais que pour l'amour de la connaissance.
– Je suppose qu'un chevalier ne serait pas devenu vampire de toute manière », remarqua-t-elle avec malgré tout une pointe de dépit.
Il sourit en coin :
« Je te conseille d'oublier l'image de héros en armure rutilante que vous vous en faites aujourd'hui : dans la réalité, les jeunes idéalistes finissaient trop souvent pillards. Il est vrai toutefois que mon père était, à sa manière, terriblement conservateur, et qu'il croyait sincèrement en notre devoir de protection des vassaux et des serfs. À l'inverse, ma curiosité m'attirait des réprimandes continuelles pour oser vouloir mettre à jour les ficelles de l'univers.
– Ha ! Je vois que le Moyen-Âge était aussi obscurantiste qu'on se l'imagine.
– Loin de là, mais tout de même très imprégné de catholicisme. Pour mes contemporains, le monde était tel qu'il était parce que le Seigneur en avait décidé ainsi, et je péchais par orgueil en prétendant à comprendre Son œuvre. Les mentalités exigeaient vis-à-vis des mystères de la création une humilité dont je ne pouvais me satisfaire. Mais remontrances ou pas, je savais ce que je voulais.
« Mes parents hébergeaient un lettré ; dès que mes obligations me le permettaient, j'allais le retrouver et lui demandais de m'enseigner quelque chose de nouveau. Je fis vite le tour des manuscrits de notre maigre bibliothèque, et assez rapidement, je me heurtai à l'inculture de mon époque. J'ai honte de la manière dont je traitais l'érudit, du haut de ma frustration… Le brave homme n'en méritait pas tant. »
Il cligna des yeux comme un souvenir revenait à l'improviste, accompagné d'une vague de culpabilité.
« À quoi est-ce que tu penses ? s'enquit Sophie.
– Je me demandais à quel point l'avenir aurait été différent si mon arrogance ne m'avait éloigné de lui », dit-il avant d'enchaîner sans la laisser demander de détails : « C'est lui qui, un jour, me révéla l'existence des vampires. Dans mon esprit, ces immortels devaient nécessairement détenir une connaissance incommensurable ; je me mis donc à la recherche de l'un d'eux. Il me fallut plusieurs années avant de trouver celui qui allait devenir mon mentor – ou plus exactement, d'être trouvé par lui –, et plusieurs années encore avant de souhaiter la transformation.
– Tu n'avais pas peur ?
– As-tu peur ? »
La question n'était que rhétorique : il en connaissait déjà la réponse.
« Pas vraiment, admit-elle.
– Lorsqu'Antoine me surprit dans mon sommeil la toute première nuit et se manifesta à moi, j'étais terrifié, se souvint-il avec un sourire. Mais c'était quelqu'un de posé, d'une humeur toujours égale, aussi me mit-il rapidement en confiance. Sur la fin, sa nature ne faisait plus vraiment de différence à mes yeux. Je conserve de sa fréquentation le souvenir des meilleures années de toute ma vie ; j'ai eu de la chance de le rencontrer, lui entre tous. Ou est-ce qu'un autre vampire ne se serait simplement pas intéressé à moi ? En tout cas, je lui dois beaucoup. C'était un sage. J'ai beaucoup mûri à son contact : il m'a transmis une part de son calme, sa mesure et sa distanciation. »
Sophie le regarda sans rien dire. Quelque part à l'arrière de son esprit, une petite voix lui glissait que la description s'appliquait également à ce vampire devant elle, si différent de tout ce qu'elle avait jamais imaginé sur ses semblables.
« Pendant toute cette période où j'étais l'élève mortel d'un vampire, continuait Fabien, seul le vieux clerc devina mon secret. Il me désapprouvait, mais me laissait seul juge de mes actes, et je lui en étais reconnaissant. Puis à la longue, en voyant mes proches emportés par la mort, je sentis venir le moment où je finirais par disparaître sans avoir appris le centième de ce que mon professeur connaissait.
– Quel âge est-ce que tu avais ? À te voir, on ne te donne pas plus de trente ans.
– À peine plus que toi aujourd'hui. Certes, c'était encore jeune, même pour l'époque, mais les maladies frappaient souvent. Je crois que c'est Antoine qui proposa de me faire passer de l'autre côté, mais je sais en tout cas que j'en étais heureux. Ma famille aura toujours cru que j'étais parti en pèlerinage… Voilà, tu sais maintenant pourquoi je suis devenu vampire : je me rêvais éternel étudiant. » Un sourire coupable flottait sur ses lèvres quand il conclut : « Honnêtement, je ne regrette pas ma décision, même si la lassitude me gagne. Comment pourrais-je déplorer d'avoir vu naître l'imprimerie, l'électricité, l'énergie de l'atome et le voyage spatial ? J'ai découvert un univers plus fascinant encore que je ne l'envisageais.
– Et… le sang ? Le fait de devoir tuer ?
– Que veux-tu que je te dise ? soupira-t-il. Je ne suis pas un saint. J'ai croisé la mort tant de fois, et je l'ai moi-même donnée plus souvent qu'à mon tour. Elle ne m'émeut plus. À ma décharge, tuer des brigands était vu au Moyen-Âge comme un bienfait : j'entendais réconcilier dans le vampirisme mes intérêts personnels et les devoirs de mon rang. Le temps a passé, les mœurs ont évolué, mais ma survie ne cesse pas pour autant d'exiger son lot de victimes. Je suis désolé, Sophie, j'aimerais avoir une justification plus convaincante à te présenter. »
Pour la première fois depuis qu'elle le connaissait, elle eut l'impression d'apercevoir le vieillard sous le mensonge de ses traits de jeune homme. Elle se mordilla la lèvre : pouvait-elle vraiment lui reprocher son endurcissement, après tant de siècles ? De son côté, il écarta les mains en signe d'impuissance.
« Pour ce que cela vaut, je me nourris soit – épisodiquement – sur des gens condamnés à brève échéance quoi qu'il arrive, soit, presque exclusivement, sur la lie de l'humanité, tels ces voyous qui t'ont attaquée. Je ne me prends pas pour une sorte de super-justicier, ni ne prétends valoir mieux que les criminels. Simplement, tant qu'à être contraint de prélever un tribut sur la société au sein de laquelle j'évolue, autant qu'il soit le plus léger possible. »
Cette fois, elle tiqua en entendant le premier point. Elle aurait aimé respecter sa franchise, mais d'apprendre qu'il mordait parfois des innocents, même condamnés… L'euthanasie était une question trop épineuse pour qu'elle apprécie cet avœu. Le vampire avait dû constater son malaise car il reprit :
« J'aime l'humanité, tu sais. Peut-être juste pas de la manière dont tu t'y attendrais. À quelques exceptions près, dont tu fais partie, je vois plus les groupes que les individus. Simple question d'échelle de temps… Que sont quelques décennies quand on a traversé les siècles ? Ne vas pas croire pour autant que je méprise l'existence humaine ; pour moi, chaque vie est une étoile filante éphémère, mais incomparablement plus brillante que celle de n'importe quel vampire. Combien d'entre nous se souviennent encore de leur jeunesse ? Même ma curiosité, que je n'ai jamais perdue, fait figure d'exception parmi les miens. Vous possédez une chose dont le temps nous prive et qui vous rend à jamais tellement supérieurs : l'imagination, la créativité. Paradoxalement, votre faiblesse – cette vie si courte – fait aussi votre plus grande force. C'est également pour cette raison que je… vénère presque les enfants. »
Un sourire éclaira le visage de Sophie :
« Tu m'aurais dit le contraire, je t'en aurais voulu. Ils sont si innocents…
– Innocents ? Ils se montrent souvent plus cruels entre eux que bien des adultes. Mais aussi sordides soient leurs conditions de vie, ils conservent des rêves et ont des idées nouvelles. » Son regard se durcit. « En revanche, les enfants vampires sont la pire des abominations. Leur esprit ne le supporte pas : ils deviennent terriblement dangereux, tuant sans discernement. C'est comme s'ils perdaient toute conscience, toute faculté morale. Au début, j'y voyais un moyen de préserver éternellement leur créativité… Je me réjouis de n'avoir jamais tenté l'expérience. J'ai vite déchanté dès que j'ai été confronté à l'un d'eux.
– Même sans ça, grimaça-t-elle, est-ce que tu aurais vraiment pu imposer une éternité de meurtres à un enfant ?
– Honnêtement, je l'ignore. Je n'aurais jamais transformé un enfant contre son gré, c'est certain, mais pour le sauver du trépas ? »
Bien sûr, comprit-elle, la mortalité infantile avait longtemps été beaucoup plus élevée que ce à quoi elle était habituée. Entre transformer un enfant et le laisser agoniser, la réponse était tout de suite moins évidente.
« Et un adulte ? finit-elle par demander. Est-ce que tu as déjà transmis ton vampirisme ?
– Une fois. » Son expression s'emplit de douleur. « J'étais jeune… J'étais inconscient… J'étais amoureux. Depuis l'adolescence, je courtisais une belle jeune femme du nom d'Éléonor. Elle n'accordait jamais aucun regard à aucun homme, et pourtant, ce n'était pas faute de soupirants. Après ma transformation, je me mis à l'épier en secret ; un soir, elle me surprit, et pour ma plus grande joie, sembla admirer mes nouveaux talents. Imbécile que j'étais ! Oh, que son attitude avait changé à mon égard ! Elle prétendait que je la fascinais. Au début, quand elle voulut devenir vampire à son tour, j'hésitai. Mais comment aurais-je pu refuser ? La communion… Que sais-tu de la transformation, Sophie ?
– Éh bien… D'après ce que j'ai lu, le vampire doit faire boire son sang à sa victime en même temps qu'il s'en nourrit. Pourquoi ? »
Il la regarda avec une amertume bienveillante.
« C'est à la fois parfaitement exact, et si partiel que c'en devient totalement erroné. Vois-tu, l'échange simultané de sang va de pair avec la fusion des âmes. Le mentor et son disciple s'unissent spirituellement en plus de physiquement. La communion peut être la plus merveilleuse des expériences… comme le pire des cauchemars. »
Il ferma les yeux durant une seconde. Quand il les rouvrit, ce fut d'une voix froide et précise qu'il poursuivit :
« Éléonor ne m'avait jamais aimé. Elle voulait uniquement s'approprier mes pouvoirs vampiriques afin de massacrer le voisinage à son aise. Elle haïssait le monde entier à un point que j'ai du mal à concevoir, même après l'avoir ressenti au travers de la communion. En revenant à moi, j'aurais pu, j'aurais dû la tuer tant qu'elle était encore inconsciente. À la place, je m'enfuis comme un pleutre, horrifié par le monstre que j'avais engendré. Éléonor décima les environs en quelques nuits – sa famille, la mienne, les villages alentour – avant que je ne trouve, bien trop tard, la force de l'arrêter. Je quittai alors la région pour n'y jamais revenir. »
Il enfouit son visage dans ses mains :
« C'était il y a si longtemps… Je n'aurais jamais cru que les souvenirs puissent être toujours si douloureux… »
Avec beaucoup d'hésitations, Sophie s'approcha du vampire et passa un bras autour de ses épaules. Elle le sentait agité de tremblements, à la fois similaires à des sanglots et différents. Quand il se redressa, la souffrance froissait ses traits bien qu'il eût repris un certain contrôle sur lui-même. Ses yeux, en revanche, étaient secs.
« Tu ne pleurais pas ? s'étonna la jeune femme.
– Nous n'avons plus de larmes qui nous le permettent. » Il sourit mélancoliquement. « Mais notre cœur pleure encore, Sophie. N'en doute jamais. »
Sa méfiance dissipée par la sincérité du regard de Fabien, elle tendit la main pour lui caresser la joue. Son geste fut aussitôt suivi d'un mouvement de recul instinctif au contact des chairs glacées.
« Ta peau…
– Notre corps ne produit plus naturellement de chaleur. Tu l'ignorais ?
– Non, non, je le savais, mais comment est-ce que j'ai pu ne pas m'en rendre compte avant ?
– Hé, qu'est-ce que tu crois », répondit-il, une trace de l'espièglerie qu'elle lui connaissait dissipant le désespoir, « j'ai mes petits trucs pour interagir avec les mortels sans attirer la suspicion.
– En attendant, je me sens presque aussi gelée que toi. Viens, on va se mettre au chaud. »
Elle l'entraîna par la main jusqu'à chez elle. En montant à l'appartement, elle riait pour un oui ou pour un non, au bord de l'hystérie. Une fois à l'intérieur, elle voulut l'attirer à elle, mais il la repoussa fermement quoique sans dureté.
« Sophie, ressaisis-toi, s'il te plaît. Tant que tu n'auras pas retrouvé ton état normal, mieux vaut conserver une certaine distance. Ce n'est pas en prétendant que rien n'a changé que la situation s'améliorera comme par enchantement. »
Il se dirigea vers la fenêtre pour regarder au-dehors tandis qu'elle s'affaissait dans un fauteuil, soudain effondrée.
« Je suis folle, n'est-ce pas ? D'inviter sous mon toit un monstre.
– Un monstre ? C'est donc toujours ainsi que tu me considères ?
– Non. Mais toi, tu es… différent.
– Qu'en sais-tu, Sophie ; as-tu déjà fréquenté des vampires ? Tu juges sans connaître et nous condamnes d'avance. Exècre-nous si tu le souhaites, mais exècre-nous au moins pour de vraies raisons. Je suis plutôt à part parmi les miens, je le concède, mais les autres ne sont pas non plus des brutes sans âme. Nous avons nos philosophes et nos criminels, tout comme vous. Les pires monstres que j'aie connus au cours de ma longue existence étaient des mortels.
– Fabien, tue-moi… »
Le regard flou de Sophie alarma son compagnon au moins autant que ses paroles.
« Sophie ! Je n'en ai pas la moindre envie, et toi non plus.
– Ce serait tellement plus facile… Je ne sais plus ce que je dois penser. Toute ma vie, je n'ai eu pour seul objectif que de vous anéantir jusqu'au dernier, mais maintenant que je te connais, je vois s'écrouler toutes mes certitudes. » La fatigue physique et émotionnelle déborda soudain en violents sanglots. « Aide-moi, je t'en prie !… »
Il vint s'accroupir auprès d'elle, lui prenant le visage entre ses mains et lui faisant relever la tête. Il la regardait avec une tendresse poignante.
« Je ne peux pas t'aider, Sophie : la seule personne qui puisse résoudre tes conflits internes, c'est toi. Que pourrais-je faire ? Tout ce que je dirais appellerait le doute, puisque je suis à la fois juge et partie. T'emmener rencontrer d'autres vampires pour te prouver qu'ils ne sont pas si abominables ? Folie. Tu es leur pire ennemie, et t'aimer fait de moi un traître. Te transformer, afin que tu constates que ce n'est pas si différent ? Non seulement tes anciens amis des Chevaliers de la Lumière n'hésiteraient pas à te massacrer, mais tu me haïrais. Tu n'es pas prête. Tu ne serais pas capable de tuer des êtres humains pour te nourrir. Non, je ne peux pas t'aider… Mais accorde-toi le temps de réfléchir. » Une ombre passa sur son visage. « Prends tout de même garde aux autres chasseurs. Ils verraient d'un fort mauvais œil le fait que tu fréquentes un vampire. Tu vas devoir te montrer excellente comédienne, si tu ne veux pas encourir de très graves ennuis. »
Il s'assit à côté d'elle pour la prendre dans ses bras, et elle se blottit contre sa poitrine, le serrant avec désespoir, pendant qu'il lui caressait les cheveux. Ils restèrent plusieurs dizaines de minutes ainsi enlacés, sans bouger, sans parler, perdus chacun dans ses pensées. Quand elle s'endormit, vaincue par l'épuisement, il la porta jusqu'à son lit, la déshabilla précautionneusement et la coucha. Elle gémit sans se réveiller, et plongea bientôt dans un sommeil profond. Il resta un long moment à la contempler dans la pénombre, aussi immobile qu'une statue.
« Pourquoi faut-il que la situation soit si compliquée ?… » murmura-t-il en déposant un baiser sur son front avant de sortir et de refermer la porte de la chambre.
Revenu dans le salon, il examina rapidement les étagères garnies de livres en soupirant, puis il quitta l'appartement en silence.
Ce fut le téléphone qui réveilla Sophie en sursaut, le lendemain matin, à une heure déjà bien tardive. La voix de Martin Chaumet tremblait d'excitation.
« Je te tire du lit ? Où étais-tu passée, hier ? J'ai essayé de t'appeler toute la journée. Je m'inquiétais un peu. »
Le téléphone ! Elle se rappelait vaguement l'avoir entendu sonner à plusieurs reprises la veille, alors qu'elle délirait dans son lit. Et, de fait, le répondeur clignotait frénétiquement.
« Excusez-moi, je… Fabien avait pris un jour de congé, alors nous sommes sortis, et… »
Son mensonge lui crevait les yeux, mais son interlocuteur ne parut pas le voir.
« Ça me fait plaisir d'apprendre que vous vous êtes réconciliés, et que tu as pris du bon temps hier. Mais le travail t'attend : les autorités ont retrouvé un jeune asocial mort à bout de sang, l'avant-bras droit complètement écrasé, et surtout… deux trous dans le cou ! Les journaux titrent “Le vampire de la zone” ; ils ne croient pas si bien dire. Et il ou elle n'a même pas pris la peine de camoufler son forfait ! »
La chasseuse se sentit blêmir en même temps qu'une boule obstruait sa gorge.
« Des pistes ? articula-t-elle au prix d'un immense effort.
– Pas pour l'instant. Mais Lise a commencé à inspecter les archives de la police, et elle a trouvé une douzaine de meurtres suspects depuis ces trois derniers mois dans le quartier – surtout des clochards et des dealers. Cette fois, on en tient un ! Je me demande s'il a un lien avec l'auteur de la lettre. En tout cas, dès que nous aurons localisé un peu plus précisément son terrain d'action, nous pourrons mettre en place un piège. L'idéal serait de le pister pour qu'il nous conduise à leur repaire, si ce n'est pas un isolé. Ce sera difficile, mais voilà qui promet d'être intéressant dans tous les cas ! »
Sophie écoutait à peine ; son cerveau tournait à cent à l'heure. Elle devait absolument trouver un moyen de protéger Fabien, mais maintenant que les Chevaliers étaient à l'affût, ils risquaient à tout instant de le repérer. Et alors… Il était vieux, certainement très adroit pour avoir survécu si longtemps, mais les chasseurs disposaient de moyens scientifiques toujours plus efficaces, alliant les anciennes méthodes à la technologie moderne. Pour la première fois de toute sa vie, elle se félicitait qu'ils n'eussent pu reconstituer qu'une infime partie de leurs archives. De gens tenebrarum !… L'idée s'imposant soudain à son esprit la glaça. Elle savait, pour l'avoir remarqué en le feuilletant, qu'il contenait des moyens d'identifier et de détruire un vampire qu'elle avait jusqu'alors ignorés. Les autres ne devaient les découvrir à aucun prix ! Faire disparaître le livre ? Elle se savait parfaitement incapable de mentir de manière assez crédible pour ne pas être découverte. Fabien avait raison : certains des Chevaliers n'hésiteraient pas à la tuer s'ils devinaient qu'elle était « passée à l'ennemi ».
« … Allô ? Tu m'écoutes ?
– Je réfléchissais, répondit-elle précipitamment. C'est la première fois que je vais participer activement à une traque et je… ça m'effraie un peu.
– Ça ne fait rien : là n'est pas ton rôle. Tu n'es pas une combattante ; en revanche, c'est pour mettre au point le filet que nous allons avoir besoin de toi. Dès que Lise en aura terminé de son côté, il faudra analyser les résultats pour déterminer le meilleur plan d'action. Et c'est pour ce travail que tu es irremplaçable. En attendant, essaye toujours de trouver d'autres indices dans tes archives de journaux. »
Elle acquiesça, impatiente d'être libérée de la torture de cette conversation, et tremblait en reposant le combiné. Longtemps, elle tourna dans son appartement, trop agitée pour tenir en place. Elle aurait voulu prévenir son amant sur-le-champ, mais sans même compter la difficulté d'éveiller un vampire durant le jour – bien qu'il leur soit possible d'agir après le lever du soleil, comme Fabien l'avait prouvé en l'appelant à l'hôpital –, elle ignorait toujours comment le joindre. Elle comprenait sa méfiance malgré les sentiments qui les unissaient : au fond, ce n'était que de la prudence élémentaire. Personne ne devait connaître son refuge des moments où il était si vulnérable, surtout pas elle, la dirigeante des Chevaliers de la Lumière. Mais dans la situation présente, l'angoisse la rongeait d'autant plus qu'elle était seule pour y faire face.
À plusieurs reprises, elle hésita à utiliser l'émetteur qu'elle avait laissé dans sa voiture lorsqu'elle avait voulu l'espionner afin, au moins, de la localiser et de l'y attendre. Elle ne s'y décida finalement que pour se rendre compte que le mouchard traînait à un pâté de maisons de son propre immeuble… Fabien l'avait évidemment trouvé quand il avait appris son existence et s'en était débarrassé.
La nuit tomba enfin après une éternité d'anxiété et de frustration. Elle pria que son ami la rejoigne au plus tôt, mais deux heures s'écoulèrent sans qu'il se manifestât, plus longues encore que toute la journée qui avait précédé. Il fallait qu'elle agisse. Elle ne savait pas où elle irait, mais elle quitta son appartement pour prendre sa voiture malgré la gêne que lui causait toujours sa blessure.
Alors qu'elle arrivait à son véhicule, son compagnon surgit brusquement d'un recoin obscur et la bouscula si violemment qu'elle tomba au sol, abasourdie.
« Qu'est… »
Elle s'interrompit, les yeux rivés sur le couteau fiché dans l'avant-bras gauche du vampire, à l'endroit précis où elle se tenait une fraction de seconde auparavant. Elle devina plus qu'elle ne perçut la suite. Un grognement de douleur jaillit d'une silhouette sombre au loin : Fabien avait arraché le poignard et l'avait lancée sur le fuyard, lequel avait trébuché, atteint au genou. L'instant suivant, l'ami de Sophie l'avait rejoint et brandissait une longue dague à l'éclat argenté. L'autre toujours au sol, il lui tira les cheveux en arrière et plaqua la lame sur son cou.
« Pour qui agis-tu ? intima-t-il d'une voix qui ne souffrait pas de réplique. Réponds !
– Com… man… » La troisième syllabe était un murmure inaudible, mais, puisant dans ses dernières ressources, le vaincu trouva la force de crier : « Pitié ! »
Sans égard pour la supplication, Fabien le décapita et laissa tomber la tête avec indifférence. Il avait fait disparaître son arme dans les plis de son manteau et fouillait méticuleusement le cadavre quand Sophie arriva enfin à leur niveau. La vue du corps mutilé qui commençait déjà à se décomposer lui donnait des hauts-le-cœur.
« Tu me fais peur… Tu es si froid… » frissonna-t-elle.
Il se redressa pour la regarder avec affection, mais détermination, et secoua la tête d'un air triste.
« Sophie, j'aime ta bonté, ta compassion… Mais la survie impose parfois des concessions. »
Elle déglutit et se força à changer de sujet, les yeux irrésistiblement attirés par le vampire décapité.
« “Comman…” C'est le Commandeur qui m'a trouvée et l'a envoyé me tuer. Regarde ! Il porte même son blason. »
Elle désigna une petite plaque de métal fixée sur le blouson.
« Non. » Fabien se baissa pour l'arracher et la lui montrer de près. « Cela y ressemble effectivement, mais l'emblème du Commandeur est le chêne, pas l'aigle. Je n'aime pas du tout ce que cela signifie.
– Un rival, alors…
– Et il se prend au sérieux, pour être allé jusqu'à créer ses propres armoiries. Je me méfie de ce genre de fanatiques comme de la peste. Ils peuvent devenir vraiment dangereux pour tout le monde, si personne ne les arrête. »
Elle acquiesça vivement au souvenir de la lettre de menaces reçue par les Chevaliers de la Lumière. Fabien rangea l'écusson dans une poche de son manteau, lança un coup d'œil à la ronde pour vérifier l'absence de témoins, puis souleva une lourde plaque d'égout et y fit tomber les restes de l'agresseur. Il remit soigneusement tout en place et s'épousseta les mains. Malgré son calme, un pli soucieux barrait son front.
« Montons chez toi. Je n'ai pas la moindre envie que des oreilles indiscrètes nous entendent. »
Arrivés dans l'abri relatif de l'appartement, le vampire s'assit sur une chaise, coudes posés sur la table et mains jointes, qu'il tapotait distraitement contre son menton, les yeux perdus dans la contemplation d'un point du plafond. Sophie alla s'installer dans un fauteuil et le regarda sans rien dire. Ce fut lui qui brisa le silence.
« Cette attaque confirme mes craintes. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je ne suis pas arrivé plus tôt ce soir. Tu es en danger. En fait, vous êtes tous en danger, ainsi que vos familles, vos amis et vos voisins. J'ai des soupçons mais, hélas, aucune certitude pour l'instant. Et de ton côté ? Est-ce que tu t'en sors face aux autres chasseurs ? »
Elle baissa la tête et dit sourdement :
« On a retrouvé l'homme que je t'ai vu tuer. Et ils ont repéré la trace d'autres morts plus ou moins vidés de leur sang aux alentours. Fabien, ils sont sur ta piste !
– Bon Dieu, il ne manquait plus que ça. Le moindre faux pas doit-il donc enfanter une tragédie ? Les autres ne sont pas de moi – je me nourris ailleurs en temps normal. Mais ce n'est pas une bonne nouvelle. Je m'en veux, j'aurais dû revenir après ton départ, maquiller le corps. Tu m'as troublé plus que je ne voulais bien l'admettre, Princesse. Maintenant, mon erreur risque de nous coûter très cher : c'est déjà un miracle s'ils ne se doutent pas encore que tu savais… »
La voyant se tasser sur elle-même, il ajouta :
« Ce n'est pas un reproche. Mais c'est au mieux une question de jours avant qu'ils ne cessent de te faire confiance. » Il vint la relever doucement par les épaules pour la regarder dans les yeux. Une immense tristesse voilait ses pupilles. « Sophie, nous ne pouvons pas continuer ainsi, ou tout cela finira très mal… »
Elle l'enlaça si intimement que leurs visages se frôlèrent.
« Peut-être que je vais mourir demain, chuchota-t-elle d'une voix vibrante. Ça m'est égal. Plus rien n'a d'importance depuis que j'ai découvert que tu étais… ce que tu es. Je ne sais plus qu'une seule chose : je t'aime plus que tout au monde, et je suis prête à tout pour toi. Peut-être est-ce la dernière nuit que nous passerons ensemble. Aime-moi comme si c'était la dernière fois… »
Il s'écarta juste assez pour qu'elle voie son visage.
« Est-ce que tu es bien consciente… que mes désirs sont, et restent, ceux d'un vampire ? Tu n'imagines pas à quel point c'était difficile de résister l'autre soir… Sophie, c'est ton sang qui m'attire. »
Elle se raidit dans ses bras, mais, contenant sa répugnance, elle pencha la tête de côté pour dévoiler son cou.
« Prends-le… Je te l'offre… »
En dépit de sa tension, et, pour tout dire, sa terreur, elle arborait un air de volonté farouche. Ému, il l'attira contre lui, l'embrassa, la caressa. Sophie se détendit peu à peu sous l'effet de la tendresse qui émanait de ses gestes et du désir qui montait à son tour en elle. Fabien, les yeux mi-clos, fit glisser sur son cou sa bouche froide, mais oh ! si douce, respirant l'arôme exquis de sa peau et de ses cheveux ; du bout de la langue, il suça délicatement la gorge de son amante, qui s'abandonnait désormais totalement dans ses bras ; il laissa échapper un gémissement tandis que ses lèvres se relevaient lentement sur ses canines d'albâtre.
Un éclair de douleur, aigu mais fugitif, arracha à Sophie une exclamation quand les dents du vampire pénétrèrent sa chair – vite remplacé par une onde de chaleur qui lui procurait une intense sensation de bien-être. Elle avait l'impression de flotter, cependant que Fabien aspirait son essence avec volupté. Lorsqu'il s'arrêta de boire, les effets combinés des insomnies récentes, de la succession d'émotions violentes et de la perte de sang avaient eu raison d'elle. La tête inclinée en arrière, une respiration calme et égale sortait de sa bouche entrouverte comme elle reposait, inconsciente, dans ses bras.
Profitant des derniers instants de plaisir, il lécha en soupirant un dernier filet de sang. Les deux incisions qu'il avait pratiquées, déjà quasiment refermées, n'étaient plus que deux points rouges sur la gorge pâle de sa partenaire.
« Oh, Sophie, ton sang est pour moi un nectar divin… »
Il se redressa pour poser sur elle un regard soudain devenu insondable et lui caressa la joue du bout des doigts.
« Mais cette fois, tu vas vraiment me haïr. »
Il la hissa sans peine sur son épaule et sortit de l'appartement, emportant dans la nuit la jeune femme évanouie.
En se réveillant, Sophie se sentait merveilleusement bien quoique, sans surprise, un peu faible. Elle voulut s'étirer paresseusement, mais quelque chose l'en empêcha. Ce ne fut qu'après deux ou trois secondes qu'elle en comprit enfin la raison : elle était ligotée. Ouvrant les yeux d'un coup, elle évalua la situation alors qu'une peur glacée s'infiltrait en elle. Elle était allongée sur un divan large et confortable, dans une pièce qu'elle ne connaissait pas, richement décorée comme un salon. Son compagnon, assis dans un fauteuil qui lui faisait face, posait sur elle un regard dénué d'émotion ; légèrement en retrait, un homme se tenait debout, immobile.
« Elle émerge enfin, grommela l'inconnu. C'est pas trop tôt !
– Tu devrais apprendre la patience, Benjamin, répondit Fabien. Cela peut être utile, quand on a l'éternité devant soi. » Il poursuivit à l'adresse de la captive : « Je regrette, Sophie, mais les circonstances me forcent à précipiter un peu les choses. Je vais te demander de répondre à quelques questions. D'après les informations dont je dispose, les Chevaliers de la Lumière ont fait l'acquisition, il y a environ deux mois, d'un ouvrage nommé De gens tenebrarum. Je ne l'ai pas trouvé dans ta bibliothèque ; j'en déduis donc qu'il se trouve dans votre tout nouveau quartier général. Est-ce exact ?
– Je ne te dirai rien ! cracha-t-elle.
– Allons, montre-toi raisonnable, soupira-t-il, toujours aussi impassible. Ne m'oblige pas à utiliser la force.
– Tu peux me torturer, tu n'apprendras rien de moi !
– Qui te parle de torture ? Je n'en aurais pas besoin. »
Il se pencha en avant, la fixant dans les yeux, et elle sentit sa volonté se liquéfier sous le feu de ce regard surnaturel. L'expérience ne dura pas plus d'une seconde avant que le vampire ne se redresse, mais c'était suffisant pour qu'elle comprenne n'avoir aucun espoir d'y faire face.
« Je pense que tu es convaincue, maintenant ? Même avec une volonté aussi forte que la tienne, aucun mortel ne peut résister si je décide d'utiliser l'hypnose. Je t'estime trop pour souhaiter te transformer en pantin entre mes mains, mais si tu m'y obliges, je n'hésiterai pas.
– Pourquoi ?! Pourquoi tu fais ça ? Je croyais que tu m'aimais ! Est-ce que tu as oublié tous les moments que nous avons passés ensemble ? » hoqueta-t-elle entre deux sanglots.
Indifférent aux larmes qui baignaient le visage de sa prisonnière, il secoua la tête.
« T'imaginais-tu vraiment que notre rencontre était due au hasard ? Même après avoir découvert ma nature de vampire, tu ne t'es pas demandé ce que je faisais dans le parking, précisément quand tu avais besoin d'aide parce que tu te retrouvais sans voiture ? La réponse est simple : c'est moi qui l'ai volée. Hé oui, notre rencontre était planifiée. J'espérais te séduire pour t'amener à me donner accès à ce fameux livre, car il est hors de question qu'il reste entre vos mains. Malheureusement, les événements ultérieurs ne se sont pas tout à fait conformés à mes prévisions, c'est le moins que l'on puisse dire, et je me vois contraint de changer de méthode. Je repose donc ma question : De gens tenebrarum se trouve-t-il dans votre quartier général ? »
Effondrée sous le coup de ces révélations, Sophie restait prostrée, tremblante, ayant même cessé de pleurer. Elle finit par répondre dans un souffle :
« Oui…
– Bien. Maintenant, tu vas me dire, d'une part, si ces plans ont effectivement été suivis et si les sécurités sont bien celles prévues, et d'autre part, dans quelle pièce il est entreposé. »
En réponse à un geste autoritaire, le second vampire lui apporta quelques feuilles de papier. La jeune femme, anéantie, nota à peine la signification du fait que les plans exacts de ce que les Chevaliers prenaient pour un abri sûr se fussent trouvés entre les mains de Fabien. Dans l'état second où l'avait plongée sa trahison, elle répondit à toutes les questions qu'il lui posait, sans même chercher à l'induire en erreur. Plus rien ne lui importait. Elle aurait voulu être morte.
« C'est bon, annonça-t-il finalement, j'ai tout ce que je voulais savoir. Je n'ai plus besoin de toi. »
Son subalterne sortit alors un pistolet et le pointa sur la tête de la prisonnière ; mais lorsque la détonation retentit, la balle se perdit dans le coussin à quelques centimètres de son visage. Le temps que Sophie comprenne par quel miracle elle était toujours en vie, Fabien avait attrapé son acolyte par le col et le plaquait dos au mur, les traits contractés par la fureur.
« Qu'est-ce qui te prend, Benjamin ? rugit-il. Depuis quand te permets-tu ce genre d'initiatives ? Il ne me semble pas t'avoir donné ordre de la tuer ! »
Un troisième homme apparut dans l'encadrement de la porte avec un sourire narquois, au grand soulagement de celui qui se faisait ainsi tancer.
« Alors, Commandeur, railla le nouveau venu, on en pince pour une humaine ?… »
Commandeur… Un sifflement vrilla les oreilles de la chasseuse en même temps qu'une neige lumineuse éblouissait sa vision. Son étourdissement ne dut pas durer plus d'une demi-seconde, car Fabien venait seulement de relâcher le dénommé Benjamin et de faire face à l'arrivant quand elle revint à elle.
« Philippe Hessren, laissa-t-il tomber dédaigneusement. J'aurais dû m'en douter. Le subordonné obéissant, tellement prompt à vouloir utiliser la violence, dont la servilité dissimule mal l'ambition dévorante. » Il sortit de sa poche l'écusson de métal récupéré quelques heures plus tôt et le lança aux pieds de l'autre. « Je suppose que ceci appartenait à l'un de tes hommes ? L'aigle. » Il renifla son mépris. « Pauvre imbécile. Tu ne comprendras jamais rien, n'est-ce pas ? J'aurais dû te laisser aux Alliés quand je t'ai trouvé ! »
Nullement troublé par cette diatribe, Hessren ricana.
« Oh, c'est vrai, j'oubliais que notre cher Commandeur respecte ces pauvres petites choses que sont les humains au point de s'enticher de l'une d'elles. Vous devriez la faire empailler, si vous ne voulez pas la voir se flétrir avant même de vous être rendu compte que le temps passait.
– Fabien… gémit faiblement Sophie.
– “Fabien” ? reprit Hessren. Désolé ma jolie, mais je crains qu'il ne t'ait raconté des bobards. Son nom, c'est François Dumont.
– Suffit, somma celui-ci.
– C'est vrai qu'elle est appétissante… » murmura l'autre suffisamment fort pour être entendu de tous, passant ostensiblement la langue sur ses canines de vampire, et il s'approcha d'un air gourmand de la jeune femme attachée.
Aussitôt, Fabien l'attrapa par l'épaule, le fit pivoter et lui asséna au visage un coup de poing qui l'envoya s'écraser sur le mur. Hessren éclata de rire en se relevant.
« Oh oui, encore, Commandeur ; montrez-lui donc comme vous êtes doux et bon ! Dites-moi, combien de temps avant que vous ne la réduisiez en bouillie ? »
Sans répondre, Fabien se tourna vers Benjamin, qui avait tout observé en prenant bien soin de ne pas intervenir, et qui rentra la tête dans les épaules quand l'attention se reporta sur lui.
« Détache-la et emmène-la en bas, cellule onze. Je te déconseille de recommencer comme tout à l'heure, ou sinon, je m'occuperai personnellement de toi. »
Sophie déglutit avec difficulté. Ce vampire avait peut-être voulu la tuer, mais elle préférait ne pas savoir quel sort le Commandeur lui réservait en cas de désobéissance. Puis il se dirigea vers la porte, lançant à Hessren avant de disparaître :
« Quant à toi, je n'ai pas le temps de régler ton cas pour l'instant, mais tu ne perds rien pour attendre. »
Sophie eût été bien incapable de dire combien de temps elle resta assise sur le lit de sa prison après que Benjamin l'eut laissée. Si la cave aveugle où on l'avait enfermée était poussiéreuse et humide, aucun des cachots ne contenait de restes humains, ni même de chaînes, à vrai dire. Sa cellule, avec son lavabo et ses toilettes dissimulés aux regards par un paravent, aurait presque pu être qualifiée de confortable, si elle s'en était soucié le moins du monde. Elle ne se demandait même pas combien de temps elle resterait enfermée là – toute sa vie ? – ni quel destin l'attendait. Le silence et la pénombre attisaient la sarabande endiablée de ses pensées.
Des images de l'attaque de la Résidence, dix-sept ans auparavant, se mêlaient aux souvenirs récents avec Fabien en un caléidoscope où tout finissait par se confondre. Elle revoyait son père à terre, exsangue, fantôme en réalité dont le visage avait pris les traits de Martin Chaumet, et sa sœur dont le Commandeur brisait la nuque – ou peut-être plutôt était-ce elle-même. Un râle sifflait dans sa gorge à chaque inspiration.
Son esprit retrouva brusquement sa lucidité quand elle aperçut Fabien qui descendait les marches des geôles et s'approchait. Il tenait à la main un papier plié. Elle bondit sur ses pieds pour aller se placer dos au mur, le plus loin possible de la grille.
« Qu'est-ce que tu veux encore ? Ça ne te suffit pas ? »
Il lui tendit la feuille entre les barreaux, mais elle ne fit pas un geste pour venir la prendre.
« La cinquième pierre de la deuxième rangée sous le lit est mobile. Toutes les indications qui te mèneront à la sortie sont écrites là-dessus. Tu es intelligente et tu me connais suffisamment bien ; tu ne devrais pas avoir de peine à résoudre les quelques énigmes. Surtout, suis scrupuleusement les instructions sans chercher à revenir en arrière où à prendre un autre chemin : le labyrinthe est truffé de pièges dont beaucoup te seraient fatals. »
Comme elle ne se décidait pas à bouger, il déposa le papier par terre et recula de quelques pas.
« Je suis sincèrement navré, Sophie. J'aurais préféré que les choses se déroulent autrement.
– Alors, tu es vraiment le Commandeur… fit-elle d'une voix étrangement détachée.
– Oui.
– Comment est-il possible que je ne t'aie pas reconnu alors que je t'ai vu tuer les miens ? poursuivit-elle sur le même ton.
– La fillette à la fenêtre, c'était toi, n'est-ce pas ? Je m'en suis douté dès que je t'ai aperçue dans le parking. Mais j'ai misé sur le fait que tant d'années s'étaient écoulées, que tu n'étais alors qu'une enfant, et que tu m'avais vu cette unique fois de nuit et dans mes vêtements de Commandeur. Voilà ta réponse. Manifestement, cela a suffi. »
Les sanglots trop longtemps retenus éclatèrent soudain et elle le pointa d'un doigt accusateur.
« Tu as massacré ma famille et leurs amis ! Comment oses-tu encore venir me parler d'un air aussi désinvolte ?!
– C'est une guerre, Sophie, une guerre dont l'enjeu est la survie de tous les miens. » La lassitude tirait ses traits. « Je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour éviter l'affrontement, mais parfois, oui, parfois je commets des erreurs. Il était trop tard, j'avais laissé les Chevaliers de la Lumière devenir trop dangereux. Devrions-nous donc nous laisser massacrer sans réagir pour trouver rédemption à tes yeux ?
– Vous tuez des gens ! C'est normal de vouloir se protéger, que je sache !
– Et vous entendez nous exterminer ; Sophie, ne vois-tu pas à quel point la situation est symétrique ? Nous voulons seulement continuer à vivre, mais nous n'avons pas d'autre choix que de faire disparaître nos victimes. Vous ne nous laissez pas le choix. Si je pouvais m'en passer, je serais le premier à le faire, ne serait-ce que pour vous prouver que nous sommes aussi des êtres humains. Je rêve d'une paix impossible. Je n'ai pas pris ton père par surprise, crois-le bien. Nous étions des ennemis mortels, il me haïssait, mais nous nous respections. C'était un combat loyal dont les règles étaient claires pour l'un comme pour l'autre : tous les coups sont permis, dans la limite de nos morales respectives. Si c'était lui qui m'avait vaincu, j'aurais accepté la mort comme il l'a fait. Au fond, il me ressemblait. Lui aussi, il était avant tout un soldat.
– Et les enfants ? Toi qui prétendais les aimer ! Pourquoi as-tu attaqué justement quand nous étions là ?! »
La colère envahit le visage de Fabien et il abattit son poing sur un barreau, le faisant résonner longuement.
« Il ne devait pas y avoir d'enfants ! Tous les renseignements dont je disposais étaient formels : seuls les adultes se rendaient à la Résidence ! Alors pourquoi ton père vous a-t-il emmenés justement ce soir-là ? Je lui avais laissé une chance de vivre, même si au fond il ne pouvait l'accepter. Il savait pertinemment que je le menaçais ! Espérait-il me voir reculer ? Encore aurait-il fallu que je le sache par avance ! Je n'aurais sans doute pas annulé l'opération, mais j'aurais hésité, et certainement pris plus de précautions. Est-ce donc ce qu'il voulait : utiliser ses propres filles comme bouclier humain ? »
Sophie resta interdite. Pas un instant auparavant, une telle idée ne lui avait traversé l'esprit. Le Commandeur avait réussi à instiller en elle un doute abominable. Mais il soupira et son visage se vida à nouveau de toute expression.
« Non, je divague. Il devait vouloir vous garder auprès de lui jusqu'au dernier moment. De toute manière, tu ne connais pas davantage que moi ses véritables motivations ; il les a emportées avec lui dans la tombe. Mais je jure que je ne vous voulais aucun mal.
– Tu mens ! Je t'ai vu tuer ma sœur de tes propres mains ! Elle n'avait que huit ans !! »
Le masque d'impassibilité de Fabien se brisa un instant et laissa paraître son trouble.
« Estelle… Estelle était ta sœur ? Je suis un imbécile, j'aurais dû faire le lien depuis longtemps.
– Comment connais-tu son nom ? siffla-t-elle rageusement.
– Je le lui ai demandé. Évidemment, tu ne peux pas savoir, tes yeux n'ont pas compris ce qu'ils voyaient… Tu fais erreur, Sophie ; je n'ai pas tué une enfant de huit ans. C'est une vampire de huit ans que j'ai tuée. »
La jeune femme hoqueta de surprise. Elle s'était attendue à toutes les excuses, toutes les justifications, tous les prétextes, mais ça ?… Elle secoua la tête, très lentement, sans cesser de le fixer du regard.
« C'est encore une de tes fables, n'est-ce pas ? Des mensonges, rien que des mensonges, voilà tout ce dont tu es capable ! Je ne te crois plus ! Tu n'es vraiment rien d'autre qu'un démon abject, une chose immonde et malfaisante ! Je te hais !
– Adieu, Sophie », dit-il simplement, avant de repartir vers l'escalier.
Elle se précipita sur la grille de sa cellule et serra les barreaux à s'en faire blanchir les doigts.
« Tu ne t'en tireras pas comme ça, Fabien ! Je te retrouverai, et je te détruirai ! Je jure qu'un jour, je te ferai payer tous tes crimes ! »
Il ne répondit pas, mais se retourna juste avant de monter la première marche.
« Au fait, Fabien de Montargy est mon vrai nom, celui que je portais en tant que mortel. Tous l'ignorent, mais j'ai créé de toutes pièces l'identité de François Dumont lorsque je suis devenu Commandeur. J'avais prévu d'inventer un nom pour toi. Je ne sais pas pourquoi je t'ai donné celui-là. »
Sans lui laisser le temps d'ajouter un mot, il disparut hors de vue. Ce ne fut qu'au bout de plusieurs minutes qu'elle se baissa pour ramasser le papier qu'il lui avait laissé sur le sol, contenant les instructions vers la liberté. Quand elle le lut, elle conçut un certain soulagement de constater que l'écriture, droite et régulière, était très différente de celle de la lettre reçue par les Chevaliers. L'une des énigmes faisait référence à Éléonor, cette femme qu'il avait aimée des siècles plus tôt, et Sophie en ressentit un pincement au cœur, mélange d'espoir et… de jalousie ?
Sophie ne s'attendait pas à ce que le Commandeur lance aussi vite une attaque contre le quartier général des Chevaliers de la Lumière. Après avoir tourné pendant près d'une demi-heure dans le dédale qui sillonnait les murs et les sous-sols du bâtiment des vampires, guidée par les consignes qu'il lui avait laissées, elle avait enfin fini par sortir à l'air libre par la cave d'un immeuble apparemment quelconque. À plusieurs reprises, dans le labyrinthe, elle avait hésité à obliquer pour se rapprocher de lumières et d'éclats de voix, mais le désir de prévenir ses amis au plus vite autant que les avertissements de Fabien l'en avaient dissuadée. Le temps de trouver un taxi, de rejoindre les locaux fournis par Éric Terquin, de mettre rapidement au courant Judith et Thomas Fest – les deux seuls membres des Chevaliers à être présents – et de réveiller les autres par téléphone, un garde donnait déjà l'alarme.
Les vampires étaient neuf, six hommes et trois femmes, mais Sophie fut troublée de ne pas voir Fabien parmi eux. Bien que censés tout savoir de leurs ennemis, l'incrédulité des mercenaires les plaçait en état d'infériorité, incapables qu'ils étaient d'adapter leurs réflexes pour des créatures si rapides et résistantes qu'elles arrivaient au contact malgré le feu des balles. Le chalumeau dont Thomas s'était muni s'avérait une arme plus efficace, mais Judith étant rentrée à l'intérieur du bâtiment et Sophie ne sachant pas se battre, sans compter qu'elle avait été particulièrement ébranlée par les événements de la nuit et souffrait toujours des suites de son agression, ils sentaient venir le moment où ils seraient débordés.
Du recoin d'ombre où il se dissimulait aux regards, le Commandeur observait avec satisfaction le bon déroulement de la diversion. Il avait gardé ses vêtements de ville, plus discrets ; son manteau beige se fondait parfaitement dans les façades des immeubles sous l'éclairage orangé des lampadaires. Grâce aux plans qu'il s'était procurés et aux indications supplémentaires fournies par Sophie, il avait repéré une faille dans la protection des locaux, mais il importait qu'il ne soit pas détecté avant d'avoir pénétré à l'intérieur. Pour l'heure, il attendait le moment propice, quand les Chevaliers seraient trop pris par le combat pour remarquer son intrusion.
Un cri attira son attention alors qu'il se préparait à agir. Sophie, qui s'était imprudemment approchée de la mêlée, était aux prises avec un vampire sur le point de la mordre. Aussitôt, Fabien sortit de l'ombre et projeta sa dague dans leur direction. La lame fila en sifflant entre leurs deux visages ; surpris, le vampire relâcha son étreinte, répit suffisant pour permettre à Thomas de le faire basculer en arrière et de l'incinérer. Fabien n'eut pas le temps d'apprécier l'effet de son geste. Plusieurs déflagrations retentirent tandis qu'une douleur atroce explosait dans son ventre : Judith était ressortie, armée d'un fusil semi-automatique chargé de balles en argent. Il bascula en avant, les mains crispées sur les blessures, et une flaque de son sang noir se répandit sur le bitume. Lorsqu'il voulut trouver sa lame pour se suicider, il se souvint avec horreur qu'elle gisait à plusieurs dizaines de mètres de là. Judith s'était approchée et pointait le canon sur sa tête, un rictus hideux aux lèvres.
« Non, attendez ! » s'exclama Sophie, accourant en hâte après avoir ramassé la dague et l'avoir glissée sous ses vêtements.
Sa collègue la foudroya du regard.
« Quoi ? Ne me dites pas que vous voulez l'épargner !
– Non, non, bien sûr. Mais c'est une occasion inespérée de capturer un vampire vivant. Il faut en profiter. C'est Stéphane qui va être content. »
Elle regardait Fabien, mais détourna les yeux en apercevant sur ses traits un vague sourire, à peine visible, malgré la souffrance. Ce diable d'homme n'avait aucun mal à deviner ses véritables sentiments.
« Attention, Princesse, tu commences à me ressembler… »
Sophie sursauta. La pensée silencieuse, affectueusement moqueuse, s'était imposée si nettement à son esprit qu'elle se demanda si elle l'avait imaginée sous l'effet de la tension, ou s'il avait réellement le pouvoir de communiquer par télépathie. Mais quand elle voulut tenter de déchiffrer son expression, il avait perdu connaissance.
Entre-temps, grâce aux armes à balles d'argent de Judith, les Chevaliers avaient repris l'avantage et obligeaient les vampires à reculer. Une des femmes leva la main et cria : « Retraite ! », accompagnant son ordre d'un geste. Aussitôt, ils s'enfuirent dans la nuit, emportant leurs blessés et laissant au sol deux morts – dont celui qui avait tenté de mordre Sophie – et Fabien. Thomas alla chercher un casque et des chaînes, dont la jeune femme avait jusqu'alors ignoré l'existence, et avec l'aide de son épouse, il attachèrent le vampire inconscient de sorte qu'il ne puisse ni mordre ni se libérer. Cela fait, ils l'amenèrent sans ménagement au laboratoire.
Le combat avait fait étonnamment peu de victimes. Un des mercenaires avait succombé et une demi-douzaine étaient plus ou moins grièvement touchés, mais la dirigeante des Chevaliers songeait que le bilan aurait été beaucoup plus lourd si les vampires avaient réellement voulu les écraser. Le fait que le Commandeur soit resté à l'écart, d'autre part, confirmait l'hypothèse d'une manœuvre destinée à détourner leur attention. Mais pourquoi donc, au lieu de mener son plan à bien, avait-il pris le risque de se faire repérer pour… pour quoi, au juste ? Sur qui avait-il lancé sa dague : sur elle, ou sur le vampire qui l'attaquait ? Il s'était emporté quand son serviteur avait tenté de la tuer, et il l'avait libérée dès qu'elle lui était devenue inutile. Il aurait été absurde de mettre en péril l'ensemble de l'opération pour l'éliminer maintenant ; et de surcroît, elle serait morte sans son intervention. Mais de là à prendre ce risque pour lui sauver la vie… Il ne lui avait tout de même pas montré beaucoup d'égards, lui faisant bien comprendre qu'il la considérait avant tout comme sa prisonnière et son ennemie ! À moins que sa capture ne soit encore une ruse pour pénétrer dans leur quartier général ? Non, cela tournait à la paranoïa. Aussi intelligent soit-il, il n'aurait pas pu prévoir un tel enchaînement de circonstances.
Malgré les questions sans réponses qui se bousculaient dans son esprit, Sophie s'était assoupie dans la salle de réunion où elle attendait les autres Chevaliers, épuisée par la perte du sang que Fabien lui avait bu, le défaut de sommeil et surtout la fatigue nerveuse. Lorsque Martin Chaumet la secoua, une fois tous les chasseurs présents, elle se réveilla en sursaut avec un petit cri et lança un regard affolé autour d'elle. Elle se reprit vite en reconnaissant les lieux. Même à une heure aussi avancée de la nuit, voire franchement matinale, personne ne manquait à l'appel.
« Est-ce que ça va aller ? demanda paternellement Martin. Tiens, Frédérique a préparé du café.
– Merci… »
Elle entoura la tasse de ses mains pour se réchauffer, perdue dans la contemplation des motifs changeants du breuvage noir – noir comme le sang d'un vampire, noir comme l'âme de Fabien… Elle releva la tête en tressaillant quand la voix du vieux chasseur la tira de ses pensées.
« Sophie, est-ce que tu peux nous en dire plus sur ce qui s'est passé, et quels renseignements les vampires ont réussi à t'extorquer ? Si tu t'en sens le courage, bien sûr. Mais cela nous aiderait à comprendre, et à prendre des mesures appropriées pour nous défendre.
– Fabien… Fabien est mort, commença-t-elle. Le Commandeur l'a tué. »
Elle se tut, surprise de ses propres mots. Elle n'avait pas eu l'intention consciente de mentir, mais elle perçut soudain son désir de leur dissimuler l'ignoble vérité : elle s'était laissée séduire par le Commandeur en personne, et pire, elle l'aimait toujours. Elle jouerait sa vie en le leur révélant, surtout s'ils apprenaient qu'il s'agissait précisément du vampire qu'elle avait voulu garder prisonnier. Se méprenant sur son silence, Martin posa une main sur la sienne en une maigre tentative de réconfort, tandis que Frédérique se levait pour entourer ses épaules de ses bras.
« Oh, Sophie… souffla son amie.
– Nous compatissons tous à votre douleur, renchérit le père François.
– Il nous a fait enlever… Il voulait toutes les indications que j'étais en mesure de lui fournir sur notre système de protection… Je n'ai pas tenu… J'ai parlé…
– Il utilisait votre ami comme otage ? »
La question d'Ève Marey, posée d'une voix très douce, tenait plus de l'affirmation, tant la réponse semblait évidente. Sophie hocha nerveusement la tête et Martin ferma les yeux un instant.
« Sophie… Je sais que tu es jeune et sensible, et je sais à quel point tu l'aimais… Mais tu n'aurais pas dû obéir. Tu aurais dû te douter qu'il ne pouvait que l'assassiner au bout du compte.
– Ce qui est fait est fait, renchérit Jacques Dugontiers, mais j'aurais espéré plus de fermeté de votre part. Au moins un légionnaire est mort par la faute de vos indiscrétions. »
Un frisson secoua la jeune femme, ce qui valut à Jacques une salve de regards noirs de Martin, Frédérique, Ève et du père François.
« Vous ne croyez pas qu'elle a déjà été assez secouée comme ça ? grommela le prêtre. Ce n'est pas la peine d'en rajouter.
– Ce qui s'est passé est un peu plus compliqué… poursuivit Sophie, s'enhardissant dans son mensonge au vu de sa nécessité. C'est grâce à Fabien que j'ai pu m'enfuir… Mais maintenant il est mort…
– Sophie, dit Martin avec chaleur, je suis sûr qu'il n'aurait pas voulu que tu souffres de son sacrifice… Tu dois transformer cette épreuve douloureuse en quelque chose de positif, et te battre de toutes tes forces pour le venger. Maintenant que tu es de nouveau parmi nous, tu ne dois pas te laisser écraser par le désespoir, mais au contraire y puiser la force qui nous permettra de vaincre.
– À propos, il paraît que vous avez réussi à capturer un vampire pas trop abîmé ? »
Le regard de Stéphane Varesque pétillait, et il peinait à dissimuler un sourire derrière sa commisération.
« Ouais, répondit Thomas d'un ton que la fatigue rendait maussade. Pour l'instant, on l'a juste enfermé dans la cage sous la garde d'un des agents. Il faudra tout mettre vraiment en place quand il fera jour.
– Merveilleux… fit Stéphane en se frottant les mains. Je n'aurais pas cru qu'on y arriverait aussi rapidement. Je vais prévenir Bob tout de suite, si vous n'avez plus besoin de moi ! »
Il quitta précipitamment la pièce, suivi des yeux par une Sophie aux sourcils froncés. Quelque chose dans son excitation la troublait profondément. Elle ne voulait pas se l'avouer, mais elle avait terriblement peur pour Fabien.
Dès sa première rencontre avec Robert Wart, Sophie sut qu'elle ne l'aimerait pas. Le chasseur américain dégoulinait de hauteur derrière une affabilité de façade ; à peine avait-il visité les locaux des Chevaliers de la Lumière, guidé par Stéphane, qu'il les avait accablés de critiques condescendantes sous couvert de conseils d'ami. Son comportement exaspérait d'autant plus la jeune femme que les remarques ne brillaient pas toutes par leur pertinence, loin de là…
Non content de dénigrer l'organisation et les méthodes de ses hôtes, Wart s'était auto-attribué une pièce comme bureau et avait décrété que nul ne pouvait approcher « son » vampire sans autorisation expresse – ce qui ne l'empêchait pas d'exiger qu'ils apportent plusieurs modifications à la prison pendant qu'il se remettrait du décalage horaire. Encore Sophie aurait-elle pu faire taire son inimitié s'il avait uniquement personnifié les pires clichés sur ses compatriotes, de la voix trop forte aux attitudes de conquérant en passant par un rire écœurant. Mais l'éclat qui luisait dans ses yeux l'inquiétait. Wart était intelligent, sournois et malsain à n'en pas douter.
Les jours qui suivirent, la dirigeante des Chevaliers se réfugia dans la bibliothèque, trop ébranlée par les événements récents pour supporter la solitude de son appartement – et craignant en outre une nouvelle tentative de meurtre de Hessren, car elle n'avait pas oublié l'attaque dont Fabien l'avait protégée ce même soir où il avait révélé ses véritables intentions –, et elle passa des heures à étudier De gens tenebrarum. Le mensonge sur la mort de son bien-aimé lui fournissait un excellent prétexte pour fuir les conversations gênantes sans attirer la suspicion.
Ballottée entre les tentatives de réconfort de Martin, Frédérique et Ève, l'insistance de Thomas, Éric et Lise à continuer de rechercher le « vampire de la zone » et les récriminations de Judith et du père François, pour des raisons totalement inverses, devant l'interdiction de Wart d'interroger le captif, elle s'enfermait souvent afin de s'abandonner aux larmes à l'abri des regards. Au début, elle en profitait pour contempler la dague du Commandeur, une magnifique lame d'argent à peine terni, sobre et élégante à l'image de son propriétaire. Sur le blason émaillé du pommeau, c'était effectivement le chêne qui figurait. La chasseuse prenait soin de dissimuler l'arme à ses collègues : pour rien au monde, elle n'aurait voulu qu'ils découvrent l'importance de leur prisonnier. Quoiqu'elle eût conscience de le protéger au-delà de toute prudence en taisant son identité, ses sentiments lui imposaient ce compromis.
En vérité, Fabien obsédait ses pensées durant l'éveil et ses rêves lorsqu'elle s'endormait enfin. Elle ne parvenait toujours pas à percer le mystère de son comportement. Son cœur lui soufflait qu'il l'aimait réellement en dépit des obstacles infranchissables qui les séparaient, tandis que sa raison lui démontrait impitoyablement le contraire. Elle réprimait le désir brûlant d'aller lui parler, le sommer de s'expliquer ; la crainte de se laisser manipuler une fois de plus s'ajoutait au risque de se trahir, tout particulièrement devant Wart. Cet homme était indubitablement un adversaire dangereux. Adversaire… Elle avait beau se reprendre, elle ne cessait de le considérer comme un ennemi. Même emprisonné hors de sa vue, Fabien semait la confusion dans son esprit.
De gens tenebrarum ne l'aidait guère à mieux comprendre la personnalité réelle du vampire. Son auteur avait dû le connaître personnellement – peut-être même avaient-ils été assez proches, car bien que l'ouvrage fût manifestement destiné à des êtres humains, on y décelait une certaine complaisance. Le texte dépeignait le Commandeur comme un être froid et rationnel, mais fondamentalement loyal et fidèle à ses engagements jusqu'à la mort. Ne prenant aucun plaisir à tuer, il rivalisait de ruse dans l'espoir d'éviter destruction et souffrance, ce qui ne l'empêchait pas de se montrer sans pitié quand la situation l'exigeait. À en croire le livre, il n'avait aucune faiblesse… Si Sophie devait admettre que Fabien lui avait probablement dit la vérité à propos de l'attaque de la Résidence, rien ne laissait en revanche entrevoir la possibilité qu'il pût éprouver des sentiments et a fortiori de l'amour.
Son envie de le voir grandissait au fil de sa lecture et, loin d'apaiser ses tourments, l'observation de la dague attisait l'impulsion qui l'attirait vers lui, aussi finit-elle par la laisser reposer au fond de son sac sans pouvoir se résoudre à s'en séparer. Puis, le samedi suivant la capture de Fabien, la réunion des chasseurs brisa la mélancolie solitaire de ses journées. Au milieu des grincements de dents, elle rassembla toutes ses forces pour intimer à Wart de laisser accès au laboratoire aux Chevaliers. À son grand soulagement, elle réussit même l'exploit de convaincre Judith de pourchasser le vampire dont ils avaient découvert quelques victimes, plutôt que de s'occuper de celui qu'ils détenaient déjà. Lorsque Sophie quitta la pièce, cependant, le regard chafouin de l'Américain sur sa nuque lui hérissa les cheveux. Pouvait-il deviner qu'elle avait voulu protéger leur prisonnier de la rage aveugle de sa collègue ? Soupçonnait-il son désir qu'un des chasseurs commette une erreur qui le laisserait fuir ?
À défaut de voir se concrétiser ses espérances comme ses craintes, la semaine suivante resserra autour de la jeune femme l'étau de ses contradictions. Des Chevaliers la tenaient au courant des interrogatoires et de ce qu'ils avaient appris – à savoir, absolument rien d'utile –, inconscients de la mettre au supplice. Quand Frédérique Jolivès avait laissé paraître une franche admiration pour le vampire de garder sa dignité, son calme et une parfaite maîtrise de soi dans sa situation, Sophie s'était détournée, tête baissée. Son amie s'était excusée, croyant l'avoir blessée par son estime pour une telle créature, mais en réalité, c'était un sourire de fierté qu'elle dissimulait. Deux jours plus tard, le père François lui avait fait part de son trouble, lié d'une part au refus total de Fabien de se nourrir au mépris de son état de faiblesse, et d'autre part à la franchise dont il avait fait preuve – en apparence, tout au moins, car le religieux ne se doutait ni des relations qui le liaient à la dirigeante des Chevaliers, ni de son identité. Une chose était certaine : même dans l'incapacité de se servir de ses pouvoirs surnaturels, le Commandeur restait dangereux pour ses geôliers, instillant en eux un poison qui sapait leurs convictions.
Mais au fur et à mesure que les journées succédaient aux nuits et les nuits aux journées, Sophie découvrit une autre origine aux doutes qui étreignaient les plus modérés des chasseurs. Des dissensions violentes étaient nées au sein du groupe entre les partisans d'une mort miséricordieuse pour leur captif et ceux qui souhaitaient le conserver le plus longtemps possible. Wart, soutenu inconditionnellement par Stéphane Varesque et plus modérément par Jacques Dugontiers, Éric Terquin et Judith Fest, allait jusqu'à accuser ses opposants de trahison, affirmant que le moment arrivait précisément où le vampire, poussé à bout, allait enfin leur révéler ses secrets. Le père François était le plus ardent défenseur de l'opinion adverse ; la plupart gardaient un silence prudent, mais murmuraient des critiques emplies de dégoût à l'égard de l'Américain. Dans les deux camps, l'attention se reporta peu à peu sur Sophie, la seule à avoir suffisamment d'ascendant sur l'ensemble des Chevaliers pour imposer sa décision.
Alors qu'elle voyait avec angoisse arriver le moment où elle ne parviendrait plus à cacher ses sentiments pour Fabien, elle reçut la visite d'Ève Marey :
« Sophie, il faut que je vous parle, entama l'assistante sociale, visiblement à bout de nerfs. Je suis désolée, les autres voulaient vous épargner, mais je n'en peux plus. Wart est un monstre, à peine digne des vampires eux-mêmes ! Les buveurs de sang sont une plaie dont l'humanité doit se débarrasser – je n'ai pas changé d'avis là-dessus. Mais ce n'est pas une raison pour tolérer une telle barbarie dans nos murs !
– Comment ça ? Qu'est-ce qui se passe ? demanda son interlocutrice, d'autant plus alarmée qu'elle ignorait la situation exacte.
– Wart n'est qu'un bourreau qui se sert du prisonnier pour assouvir ses pulsions sadiques ! Il n'a jamais eu l'intention d'en tirer des renseignements : il ne l'étudie pas, il ne lui pose même pas de questions ! Il se contente de le torturer, par pur plaisir ! En tout cas, le vampire est vraiment dévoué aux siens. Ce sont peut-être des créatures malfaisantes, mais il ne mérite pas ce que lui fait subir ce malade de Wart. À se demander, entre les deux, lequel est l'être humain ! Écoutez, je sais que vous avez toutes les raisons du monde de haïr les vampires, mais je sais aussi que malgré ce qu'ils vous ont fait subir, à vous et à votre ami, vous voudriez faire cesser cette abomination si vous aviez vu Wart à l'œuvre. Au moins, si c'est vous qui prenez la décision de tuer le prisonnier une bonne fois pour toutes, qu'on en finisse, personne ne trouvera rien à y redire. »
Sophie, qui avait senti le sang refluer de son visage en entendant les explications, demanda d'une voix incertaine :
« C'est si terrible ?
– Vous vous êtes isolée depuis l'attaque. Mais allez constater par vous-même, vous verrez de vos propres yeux que je n'exagère pas.
– Je vous crois. » Elle déglutit péniblement. « Je… je vais voir ce que je peux faire.
– Merci. À quoi bon combattre des monstres, si c'est pour agir comme eux ? »
Ève repartit, soulagée d'avoir pu se confier. De nouveau seule, sa collègue se retrouva plus que jamais confrontée au tumulte de ses sentiments. Elle ne supportait pas l'idée de laisser Fabien aux mains de son tortionnaire, mais le tuer dépassait ses forces ; quant à le libérer… Depuis combien de temps ne s'était-il pas nourri ? S'il avait toujours refusé de boire le sang qu'on lui fournissait, il devait être à bout de ses ressources. Et même dans le cas contraire, De gens tenebrarum lui avait appris que rien ne remplaçait le fluide vital humain… Pouvait-il encore seulement se déplacer ?
Elle sortit la dague du Commandeur comme pour y lire la réponse à ses hésitations. Ce qu'elle vit la tétanisa. Impossible ! L'arme autrefois si brillante semblait sur le point de s'effriter entre ses doigts. La certitude absolue que Fabien périrait avant le lendemain déferla dans son esprit.
Toute indécision s'envola aussitôt. Rangeant de nouveau la dague, elle se leva, quitta la bibliothèque et se dirigea à grands pas vers le laboratoire.
En pénétrant dans la pièce où était enfermé le vampire, Sophie fut assaillie par une puanteur insoutenable, mélange de putréfaction et de chairs brûlées, et avec la chaleur qui régnait, elle faillit rendre le contenu de son estomac. Tandis qu'elle luttait contre la nausée, un recoin de son esprit nota la présence de l'Américain, assis à une table devant un ordinateur portable, ainsi que les modifications apportées au laboratoire depuis sa conception – principalement la pose d'une isolation phonique sur les murs et la bouche de ventilation et l'installation d'un poêle, raison de la fournaise. Du matériel de torture divers avait également fait son apparition ; la table d'opération au fond de la salle, en revanche, n'avait probablement pas servi. Mais c'était Fabien qui occupait toute son attention. Ni les récriminations d'Ève ni l'état de la dague ne l'avaient préparée au spectacle qu'elle avait à présent sous les yeux.
Le prisonnier se balançait au centre de la cage, bras et jambes écartés, dépouillé de toute dignité en même temps que de ses vêtements. À y regarder de plus près, la jeune femme constata que les crochets qui transperçaient ses poignets et ses chevilles étaient en argent ou, en tout cas, recouverts de ce métal. De son côté, le vampire lui-même ressemblait plus à un cadavre en décomposition qu'à un être humain, et seuls de trop rares mouvements de ses yeux éteints témoignaient qu'il fût toujours conscient. Elle se demandait d'ailleurs s'il avait seulement remarqué sa présence… Du sang séché maculait son menton et son buste et avait coagulé en une grande croûte brunâtre sur le sol. Malgré cette gangue sur sa peau, on apercevait les perforations des balles en argent que Judith avait tirées, ainsi qu'un nombre incalculable de blessures ouvertes et de brûlures. Nul homme n'aurait survécu dans un tel état, et peut-être nul autre vampire. Il ne semblait tenir que par la force de sa volonté.
Il ne s'écoula pas plus d'une demi-seconde avant que Wart se tourne vers Sophie et la tire de l'hébétude dans laquelle l'avait précipitée la vision de cauchemar.
« Miss Sophie, quelle surprise ! Je suis flatté que la boss des Chevaliers de la Lumière en personne s'intéresse à mon vampire. » Il éructa sa moquerie. « Allons, ne faites pas cette tête ! On m'avait dit que vous étiez émotive, mais il ne faut pas vous en faire pour si peu. Hey, ce n'est qu'un vampire, rien de plus. »
Elle ouvrit la bouche pour parler, mais dut s'y reprendre à deux fois pour articuler un son.
« Quel genre d'homme êtes-vous donc pour supporter ça ? »
Les paupières de Wart s'étrécirent. Mal à l'aise, Sophie détourna les yeux pour constater que Fabien la fixait d'un air vague, mais apparemment inquiet.
« Vous faites preuve de bien de la sensiblerie, pour quelqu'un sur les épaules de qui repose la lutte contre les non-morts… »
Un frisson désagréable descendit dans le dos de la jeune femme en dépit de la température. Il y avait quelque chose de mauvais dans ces mots. Le chasseur reprit :
« C'est de sa faute s'il est dans cet état, à ne rien vouloir boire. Peut-être qu'il changerait d'avis si je vous égorgeais : du sang d'une jolie demoiselle comme vous, c'est une opportunité qui ne se refuse pas ! »
Elle recula d'un pas, partagée entre horreur et colère, tandis que le captif dardait sur l'Américain un regard haineux. Wart éclata de rire comme après une bonne plaisanterie, mais son hilarité avait des accents carnassiers. Sophie était persuadée qu'il avait commencé à comprendre et qu'il se jouait d'eux. Une phrase de Fabien lui revint en mémoire : « Les pires monstres que j'aie connus étaient des mortels »… Elle sentit la peur l'envahir. Quel sort pouvait-il bien leur réserver ? Toujours aussi aimable en apparence, il lui donna une grande claque dans le dos.
« Ha ha ha, c'était une blague ! J'ai mieux pour les abominations de son espèce. Je suis sûr qu'à vous, il acceptera de parler si vous le titillez un peu. » Il lui mit dans les mains une lourde barre de fer, qu'elle regarda comme s'il s'était agi d'un serpent venimeux, et il poursuivit d'un ton sans réplique : « Chauffez l'extrémité au rouge dans le fourneau et marquez le vampire de la brûlure de l'infamie ! »
Son sang se glaça dans ses veines. Tétanisée, elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Le regard du prisonnier enchaîné en disait long : il lui intimait désespérément d'obéir. Mais elle ne pouvait pas, non ! L'homme à côté d'elle les observait alternativement l'un et l'autre, une jubilation sadique déformant bientôt ses traits.
« Il est plus raisonnable que vous, on dirait, susurra-t-il. Vous changerez d'avis quand vous serez dans la cage. Je vois que vous mourez d'envie de le rejoindre et que lui a faim de vous… »
Il se tourna pour prendre un revolver sur la table ; sans réfléchir, Sophie bondit. De toutes ses forces, elle le frappa à la tête de la masse métallique qu'elle tenait toujours, dans un bruit mou qui lui souleva le cœur. Quand le chasseur s'effondra de tout son poids, elle abattit plusieurs fois encore l'arme improvisée sur son crâne avant de la laisser glisser entre ses doigts, envahie d'un engourdissement froid. Mais elle repoussa le remords. Elle fouilla Wart, trouva les clefs de la cage et des chaînes, et se précipita pour libérer Fabien. Le vampire, que la lucidité semblait avoir de nouveau quitté, tomba au sol comme une marionnette aux fils coupés. La jeune femme pleurait désormais sans retenue en s'accroupissant à ses côtés. Quand elle voulut lui caresser les cheveux, une poignée lui en resta dans la main.
« Oh, Fabien, mon pauvre amour… Bois… Il te faut du sang… »
Comme elle plaçait son poignet devant ses lèvres, il détourna la tête au prix d'un suprême effort de volonté.
« Non… Beaucoup… » parvint-il à coasser.
Elle regarda autour d'elle, éperdue, les yeux inexorablement attirés par l'homme assommé – toujours vivant, en témoignait la respiration qui soulevait régulièrement sa cage thoracique. Dire que ce qu'elle s'apprêtait à faire la révulsait eût été un doux euphémisme, mais alors même qu'elle se pensait incapable d'un tel acte, elle essayait déjà de tirer le corps. Devant l'impossibilité de le déplacer, elle revint auprès du malheureux vampire et le porta jusqu'au blessé, surprise de sa légèreté, prenant grand soin d'éviter de toucher ses innombrables plaies.
Employant ses dernières forces à plaquer sa bouche sur la gorge du gros Américain, Fabien but jusqu'à la dernière goutte sans s'arrêter, puis il s'affaissa avec un soupir et demeura immobile.
« Fabien ? Est-ce que ça va ? » demanda Sophie, alarmée.
Il se releva péniblement et se hissa sur la chaise.
« J'ai connu mieux, mais je vivrai. Laisse-moi juste le temps de me remettre. »
En effet, il reprenait peu à peu un aspect plus humain, quoique décharné et maladif. Après quelques instants de silence, il secoua la tête.
« Alors, je n'ai pas réussi… Le pire, c'est que j'en suis heureux.
– Pas réussi ?
– À te protéger des tiens en m'attirant ta haine. Je n'aurais jamais dû t'en révéler autant, dans les geôles. » Il grimaça un sourire. « Je vieillis.
– Tout ce que tu m'as dit… Tout était vrai, n'est-ce pas ?
– Oui, Sophie, du premier au dernier mot. À défaut que tu me pardonnes, j'espérais au moins que tu puisses comprendre, un jour, lorsque la situation se serait apaisée. Mais tu n'aurais pas dû m'aider. Les autres vont te considérer comme une criminelle, maintenant. Tu vas devoir fuir aussi.
– Ça m'est égal ! Je n'aurais pas supporté de te laisser une minute de plus entre les mains de Wart. Fabien, je te demande pardon d'avoir douté de toi. Quand je pense au prix que tu as payé pour m'avoir sauvé la vie… Même si à quelques centimètres près, je recevais ta dague en pleine tête, ajouta-t-elle avec une moue mi-figue, mi-raisin. Je me suis même demandé au début si c'était moi que tu avais visée. »
La malice releva le coin des lèvres du Commandeur :
« Femme de peu de foi, sache que ma dague ne manque jamais sa cible : il s'est produit exactement ce qui devait se produire. À ma capture près, s'entend. » Devant la tendresse qui inondait le visage de son interlocutrice, il s'assombrit : « Oh, il n'y a pas de quoi en être fier. J'ai laissé mes sentiments personnels mettre en péril tout ce pour quoi j'existe. J'aurais préféré que tu me laisses mourir…
– Fabien ! sursauta-t-elle. Comment est-ce que tu peux dire une chose pareille ?!
– Princesse, ma vie n'est rien face à l'éventualité d'une guerre totale. Je tremble de ce que la médecine moderne vous aurait permis de découvrir si vous aviez réellement profité de l'occasion que vous offrait mon emprisonnement. Heureusement que ce Wart aimait mieux me torturer que m'étudier. Avec lui, j'ai vite été rassuré pour l'avenir, à défaut de l'être pour moi-même. J'ai déjà eu affaire à ce genre d'individus pendant l'Inquisition, bien que je ne sois jamais personnellement tombé entre leurs griffes : tout en s'arrangeant pour avoir la morale de leur côté, ils n'aspirent qu'à la destruction. Il n'aurait pas hésité à te torturer toi aussi, toute humaine que tu sois. »
Elle baissa le nez.
« Je suis tellement désolée… Tout ça est de ma faute !
– Bien sûr que non. Ce sont mes actions, mes choix et mes erreurs qui m'ont conduit dans cette cage, et je les assume seul. Mais je crains aujourd'hui que les conséquences ne retombent sur toi. Enfin, soupira-t-il, nul ne peut changer le passé. Il s'agit maintenant de sortir d'ici sains et saufs avant que quelqu'un ne découvre mon évasion, et ton retournement. »
Sur ces mots, il tâta précautionneusement son abdomen, mâchoires crispées.
« Tes blessures te font souffrir ?
– Autant que si j'étais un mortel. Plus, peut-être, à cause de l'argent… Peux-tu m'apporter un scalpel, s'il te plaît ? Et une pince longue et fine ? »
Le temps de fouiller sur la table d'opération, elle lui tendit les instruments demandés.
« Merci. Ne regarde pas… »
Elle se détourna mais ne put résister à la tentation d'observer du coin de l'œil : les traits contractés de douleur et de concentration, Fabien s'entailla profondément le ventre à plusieurs reprises afin d'en extraire des balles ruisselantes de sang noir. Enfin, il laissa échapper un long soupir et leva l'une d'elles au niveau de son visage, du bout des doigts, pour la contempler d'un air pensif.
« Ah, maudit soit celui qui a inventé les munitions en argent !… » Il la jeta au loin et s'adressa à sa compagne, les sourcils légèrement froncés : « Sophie, j'aimerais que tu cherches s'il reste des poches de sang… Il me faudrait également de quoi m'habiller. »
Elle explora la pièce du regard en évitant soigneusement le corps de Wart. Les affaires de Fabien traînaient en tas à côté d'un grand sac poubelle noir, dont elle comprit dans un frisson de dégoût qu'il contenait la dépouille d'un chien. Trouvant son bonheur dans une grande valise – avec encore d'autres instruments de torture ; mais où le chasseur s'était-il procuré de telles horreurs ? –, elle se hâta de donner au vampire le sang, tiédi quelques instants près du poêle, et ramassa les vêtements. À l'expression de Fabien, elle devina sa préoccupation :
« Ça ne suffira pas ?
– Le sang conservé ne me nourrit pas vraiment de toute manière. Mais j'espérais qu'il en reste plus, oui. »
Vider les quelques poches ne lui prit qu'une seconde, puis il s'habilla avec peine ; la simple station debout lui semblait difficile. Pourtant, il repoussa Sophie lorsqu'elle voulut l'aider, et, peinée de son rejet, elle refoula ses larmes.
« Pardon. Je suppose que tu as toutes les raisons de m'en vouloir, après ce que tu viens de vivre.
– Sophie, voyons, que vas-tu t'imaginer ? Je ne te reproche rien, Princesse. Mais paradoxalement, la faim me ronge d'autant plus que j'ai repris des forces. Je sais me contrôler, mais… ne me tente pas. S'il te plaît.
– Oh. » Elle pâlit. « Oui, je comprends, excuse-moi. Je… je vais attirer quelqu'un… pour que tu puisses te nourrir.
– Non ! s'exclama-t-il, saisi d'une angoisse soudaine. Je refuse. Tu as déjà trop sacrifié pour moi. Je me débrouillerai. »
Quand il se releva en titubant, il s'écroula presque aussitôt.
« Fabien, sois raisonnable : tu n'arriveras jamais à sortir d'ici dans l'état où tu es. Tu ne pourrais pas faire deux pas. Il n'y a pas le choix… »
Une expression atone sur le visage, elle quitta la pièce, l'abandonnant à son désarroi. Appuyé contre le mur pour ne pas chuter, il tendit le bras en une futile tentative pour la retenir.
« Sophie, non !… Sophie, répéta-t-il à l'adresse de la porte refermée derrière elle, qu'ai-je donc fait de toi ?… »
Il était encore tôt et la jeune femme convainquit d'autant plus facilement Stéphane Varesque de rejoindre Robert Wart qu'il en avait déjà l'intention. À peine eut-il pénétré dans le laboratoire que Fabien se saisit de lui et lui déchira la carotide de ses dents, bien plus affamé qu'il ne l'avait laissé entendre quelques instants auparavant. Vacillant, il se cramponnait au Chevalier plus qu'il ne le maintenait, mais la stupéfaction, d'abord, puis le déclin foudroyant de ses forces empêchèrent la victime de se débattre pour échapper au baiser mortel.
L'homme glissa bientôt à terre ; Fabien l'accompagna dans sa chute sans détacher les lèvres de la source de vie qui comblait son besoin brûlant. Une dernière gorgée, une ultime vague de jouissance et le vampire relâcha le cadavre exsangue en fermant les yeux. L'ivresse de l'assouvissement dissipée, il répugnait à montrer devant Sophie à quel point le meurtre lui avait été délicieux.
Elle le regardait, muette, l'esprit vide pour ne pas offrir de prise aux remords qui menaçaient de déferler sur elle. L'exécution de Wart et Stéphane permettrait à son amour de s'en sortir indemne, elle devait se concentrer sur cette idée, oublier qu'elle avait sciemment mené à la mort deux êtres humains, qu'elle connaissait personnellement qui plus est, bien qu'elle ne les appréciât guère…
« Ils méritaient de mourir, fit-elle d'un ton morne, pour les souffrances qu'ils ont pris plaisir à t'infliger. »
Il se redressa et entoura son visage de ses mains.
« Sophie, personne ne mérite de mourir. J'aurais aimé faire payer à Wart ses intentions à ton égard, c'est vrai, mais cela aurait été la satisfaction d'un désir de vengeance égoïste et non l'expression d'une quelconque justice. Je les ai tués parce que j'avais besoin de leur sang ; c'est ainsi, et il n'y a pas lieu de s'en réjouir plus que de le déplorer. J'aurais juste préféré que tu n'aies pas à prendre une telle décision. » Son regard se voila et il ajouta à mi-voix : « C'est la première fois que je regrette réellement que ma survie exige la mort d'êtres humains… »
Ces yeux où la tristesse se mêlait à la douceur eurent raison de l'apathie de Sophie. Les digues de sa conscience cédèrent avec celles qui retenaient ses larmes ; secouée de sanglots, les jambes flageolantes, elle laissa libre cours à sa détresse. Fabien la recueillit tendrement dans ses bras en lui chuchotant des mots de réconfort, et elle se blottit contre lui malgré les relents de pourriture qui émanaient toujours de son corps et le sang qui souillait son menton et ses dents. Elle pleurait la détresse d'aimer le Commandeur et la joie de le savoir sauvé, l'exécration de ses bourreaux et l'aversion de leur fin, l'horreur du passé et la peur de l'avenir… Elle pleurait sans pouvoir s'arrêter.
Des coups frappés à la porte interrompirent leur étreinte. Frédérique Jolivès entra ; aussitôt, le vampire la tira à l'intérieur, referma le battant derrière elle et la mordit au mépris de ses supplications désespérées. À la grande surprise de son amie, elle était toujours en vie et luttait frénétiquement contre l'évanouissement lorsqu'il la déposa au sol avec précaution.
« Je voulais seulement l'affaiblir, expliqua-t-il. J'aurais préféré la contraindre mentalement si j'en avais eu la force. Ne t'inquiète pas pour elle, je sais m'arrêter à temps : tout au plus devra-t-elle se ménager les jours prochains. En revanche, sa venue est signe que nous avons déjà trop tardé. »
Il avisa l'ordinateur de Wart d'un œil torve, pianota quelques instants sur les touches puis, avec un grognement de frustration, changea de tactique : il le réduisit consciencieusement en charpie grâce à ses forces de vampire, et enfourna les fragments du disque dur dans le poêle.
« Finalement, les bonnes vieilles méthodes ont leurs avantages… Qu'ils aillent donc retrouver les données. Sophie, avant de nous enfuir, je voudrais récupérer De gens tenebrarum. J'ai certes failli à mon devoir, mais je ne l'ai pas oublié. C'est ma dernière chance de m'emparer de ce livre. Rejoins-moi à la bibliothèque ; je fermerai à clef derrière toi et je passerai par les conduits de ventilation. Dans quelle pièce sommes-nous, ici ? Avec ce qu'ils ont mis au mur, je vais avoir du mal à dégager discrètement la grille sans ma dague.
– Attends, elle est là. Je l'ai conservée précieusement pendant tout ce temps. » La bouche de Sophie s'arrondit comme elle sortait l'arme de son sac : le métal était redevenu aussi brillant qu'à la capture de Fabien. Elle cligna des yeux avec insistance. « D'accord, j'avais bien compris que ce n'était pas une arme ordinaire, mais là… Elle était sur le point de tomber en miettes il n'y a pas une heure !
– Ah, c'est qu'elle forme en quelque sorte une extension de mon propre corps. Elle a été forgée par un alchimiste, il y a bien longtemps, et comme elle m'est liée, elle reflète mon état de santé. Si j'étais mort, elle aurait disparu avec moi ; là, elle a retrouvé son aspect et sa solidité en même temps que je guérissais. Merci de l'avoir gardée… »
Il embrassa la jeune femme, qui se hâta de mettre leur plan à exécution. Il restait à Fabien une dernière tâche à réaliser avant de l'imiter. Lorsqu'il s'accroupit devant Frédérique, celle-ci recula en gémissant, persuadée que, Sophie partie, il s'apprêtait à l'achever – s'il s'y était attendu, le vampire en conçut une amertume inhabituelle.
« Du calme, je veux seulement m'assurer que vous irez bien. » Il l'examina, puis, satisfait, reprit : « Je vous demande pardon d'avoir dû vous agresser. Je suppose que vous ne me croirez pas, mais sachez que je vous suis reconnaissant de la pitié que vous m'avez manifesté quand j'étais votre prisonnier. » Il se releva. « Adieu, mademoiselle Jolivès. Je doute que nos chemins se recroisent jamais. »
Il ne s'attarda pas plus avant de dégager le système d'aération pour rejoindre sa compagne dans la bibliothèque. Longtemps après qu'il eut quitté sa vue, Frédérique continua de regarder en silence le passage où il avait disparu.
Le couple se retrouva dans la bibliothèque. Par chance, les Chevaliers de la Lumière la considéraient comme le domaine réservé de leur dirigeante et s'y rendaient rarement. Sophie se félicitait également de n'avoir croisé personne dans les couloirs, contrairement à ce qu'elle avait redouté ; de son côté, le Commandeur s'était glissé agilement dans les conduits d'aération, juste assez larges pour pouvoir y ramper – il y avait veillé lors de l'aménagement des locaux. Il passa rapidement en revue les rayonnages avant de trouver l'objet de sa quête, dont il s'empara avec une étrange réticence.
« Enfin… Si j'avais su tous les bouleversements qui se produiraient à cause de ce livre ! Je devrais le détruire sur-le-champ… soupira-t-il sans pour autant faire mine de bouger.
– Pourquoi ne pas l'emporter avec nous ? En s'assurant qu'il ne retombe jamais entre les mains des Chevaliers, bien sûr.
– C'est prendre un risque insensé, je ne devrais pas t'écouter. » Il souriait. « Je crains de n'avoir égaré ma raison quelque part en chemin. Quoi qu'il en soit, j'aimerais au moins en profiter pour détruire les autres documents. »
Une fois De gens tenebrarum à l'abri d'une poche intérieure de son manteau, il entreprit d'effeuiller quelques volumes et de les regrouper en un tas aéré contre les étagères du fond de la pièce. Sophie, forte de sa parfaite connaissance des archives, l'assista dans sa tâche dès qu'elle comprit son intention, en choisissant les ouvrages qu'elle savait les plus dangereux. Entre-temps, Fabien avait enflammé les livres et soufflait sur le feu pour l'attiser. Alors qu'ils avaient quasiment terminé leur travail et allaient partir avant que les fumées ne rendent l'atmosphère irrespirable, la porte s'ouvrit sur Martin Chaumet. Le vieil homme s'immobilisa, abasourdi de la scène qu'il découvrait.
« Le vampire !? Sophie, qu'est-ce ça veut dire ! »
Le Commandeur s'élança, rattrapé par une exclamation de sa compagne :
« Fabien, ne le tue pas !
– Promis !
– Fabien… C'est lui… » eut le temps de comprendre Martin sans en saisir encore toutes les implications ; mais le regard du vampire plongeant impitoyablement dans son âme éteignit aussitôt toute pensée consciente.
Le chasseur s'affaissa, retenu dans sa chute par son agresseur afin qu'il ne se blesse pas.
« Dépêchons-nous, je suis encore trop faible pour que l'effet de l'hypnose dure bien longtemps. »
Les deux fuyards quittèrent précipitamment la bibliothèque. Après un instant d'hésitation, Fabien abandonna son projet de sortie discrète et entraîna Sophie vers l'issue principale du bâtiment, l'aidant d'une main à courir. Il ne la lâcha que pour projeter contre le mur un des deux mercenaires qui surveillaient l'entrée.
« Ouvrez », ordonna-t-il au second, lequel s'exécuta sans réfléchir, victime de la suggestion psychique.
Le garde se reprit alors que le vampire et sa complice étaient déjà dans la rue. L'alarme déclenchée, il prit en chasse les fugitifs, rapidement imité par son collègue, Élisabeth Sorel puis Martin, qui avait récupéré ses esprits. Sans prévenir, Fabien attrapa sa compagne par la taille et la porta à bout de bras devant lui – elle en comprit vite la raison : des balles fusaient autour d'eux, et la peur de lui faire subir une accélération trop brusque le ralentissait. Malgré son fardeau, néanmoins, il distança sans peine ses poursuivants ; au bout de quelques minutes, ils étaient en sécurité. Quand il reposa la jeune femme à terre, elle vérifia avec soulagement que les tirs ne l'avaient pas blessé.
« On a réussi… souffla-t-elle d'une voix rendue aiguë par la tension nerveuse. Je n'arrive pas à y croire !
– Mais les Chevaliers de la Lumière vont se mettre à ta recherche. Tu ne peux pas retourner chez toi, c'est trop dangereux, et tu ne dois pas non plus laisser de traces susceptibles de les guider. En particulier, défense absolue d'utiliser des chèques ou une carte bancaire. Viens, ma voiture est par là. »
Comme elle tremblait de froid, il lui passa son manteau autour des épaules. Elle sentit les larmes la gagner à nouveau, mais de bonheur, cette fois. Surveillant à l'oreille les ennemis à leur poursuite, Fabien la conduisit à son véhicule, puis à l'appartement où il s'abritait de la cruelle lumière du jour.
« Bienvenue dans mon palais, Princesse… »
Son studio était aussi minuscule que spartiate. Un lit, une table, une chaise, une armoire et une télévision incongrue en constituaient l'ensemble du mobilier ; seule fantaisie, des rideaux épais obstruaient la fenêtre – décoration en fait purement utilitaire. Il se dégageait de l'ensemble une étrange sensation de vide, comme si personne n'habitait vraiment là, et Sophie songea soudain que le vampire devait mener une existence bien terne, uniquement animée par son rôle de Commandeur. Elle se demanda avec un mélange d'admiration et de compassion comment il avait pu vivre ainsi pendant des siècles sans sombrer dans la dépression.
Loin de ces pensées, il l'attira dans la salle de bain, se débarrassa de ses vêtements et l'aida à se défaire des siens, et l'entraîna sous une douche agréablement chaude. Il soupira d'aise.
« Ah, ça fait un bien fou. Je déteste sentir la charogne ! »
Il se laissa dorloter avec grand plaisir, oubliant le monde extérieur, ses périls et ses peines, pour s'abandonner aux tendres attentions de sa douce. Ses blessures s'étaient refermées en cicatrices profondes, bien qu'à peine plus sensibles que le reste de son corps.
« Comme j'aimerais que ce moment ne cesse jamais… » souffla-t-il, avant de demander d'un ton soucieux : « Combien de temps suis-je resté enfermé ?
– Onze jours. Quelle importance ? Est-ce que tu comptes reprendre la tête des vampires contre les Chevaliers ?
– Non, Sophie, en réalité je ne suis plus Commandeur depuis l'instant où je suis tombé amoureux de toi… On ne peut pas se permettre la moindre attache, quand on occupe un tel poste. Les miens doivent me croire mort à l'heure qu'il est, et c'est mieux ainsi. L'un de mes Émissaires prendra ma place – ou peut-être plusieurs, car le monde moderne est devenu trop vaste pour être géré par une seule personne. Mais il me reste encore un devoir à accomplir avant d'avoir droit au repos : Hessren, dont j'ai laissé imprudemment se développer la menace par mon inattention. Je sais qu'il rêvait d'écraser votre groupe par la violence, et la tentative de meurtre dont tu as été la cible montre qu'il s'y préparait déjà dans mon dos. Maintenant que je suis porté disparu, il y a fort à parier qu'il a lancé ses préparatifs sans retenue puisqu'il n'a plus à se cacher.
– La lettre… tressaillit Sophie. Il nous a envoyé une lettre de menaces pendant que j'étais à l'hôpital.
– Alors, le temps presse, parce qu'il est plus avancé que je ne l'espérais dans son projet insensé. Quelle inconscience de l'avoir ignoré si longtemps ! Dieu merci, les miens ont le défaut de considérer que rien n'est urgent. Cela nous laisse encore une chance de l'arrêter. Mais il faut agir sans délai : j'irai dès demain soir me charger de lui et cette fois, je le mettrai définitivement hors d'état de nuire. »
Il embrassa sa compagne et sortit rapidement de la douche, la détermination ayant remplacé le bonheur sur ses traits.
« Je vais devoir me nourrir encore pour retrouver toutes mes forces d'ici demain. J'essaierai de rentrer le plus vite possible. En attendant, repose-toi, j'aurai besoin de ton aide pendant la journée. »
Sophie avait longtemps cherché le sommeil avant de s'endormir lorsque Fabien revint, rassasié. Avec un regard attendri, il s'assit sur le bord du lit et lui effleura la joue d'une caresse.
« Qu'ai-je fait en t'entraînant dans mon sillage ? Tu ne mérites pas de partager cette existence de danger et de solitude qui est mienne… »
Refoulant l'affliction qui le gagnait, il s'attabla dans une semi-obscurité. Il avisa De gens tenebrarum, mais le repoussa au profit de papier et d'un stylo, et il passa le reste de la nuit à écrire. Il ne s'interrompit qu'une demi-heure avant le lever du soleil pour secouer doucement son amante. Elle se tourna en gémissant, puis finit par ouvrir des yeux embrumés de sommeil.
« Je suis désolé de te réveiller, mais je ne vais pas tarder à sombrer dans ma léthargie diurne, et je voulais te donner quelques instructions. Tout d'abord, je n'ai rien à manger pour toi, tu t'en doutes. Je conserve de l'argent sur la première étagère en bas à gauche de l'armoire ; n'oublie pas que tu dois toujours payer en liquide sous peine de permettre aux Chevaliers de la Lumière de suivre ta trace.
« Ensuite, je voudrais te demander d'aller… à l'endroit où je t'avais amenée. Je t'ai fait un plan quasiment complet du labyrinthe avec les pièges à désamorcer : il est certes peu probable que quiconque se trouve au château durant le jour et Hessren serait bien le dernier à avoir des alliés mortels, mais je préfère pécher par excès de prudence. Les passages secrets te permettront de te rendre d'un endroit à l'autre sans risque. À tout hasard, je te confie ma dague, qui te servira de laissez-passer auprès de ceux qui me sont restés fidèles et te défendra contre les autres. Évite juste de l'exposer à la lumière du soleil : cela me serait très douloureux, à défaut de présenter un danger.
« Bref, j'aimerais que tu cherches où Hessren a établi son repaire, où il cache les armes qu'il ne doit pas manquer de s'être procurées et où il se réunit avec les fous qui le suivent. Je t'ai indiqué son bureau sur le plan, mais je suis prêt à parier qu'il a pris possession du mien. Il me faudrait aussi de quoi détruire leur quartier général – il y a une liste du nécessaire sur la table, avec les plans et les clefs de ma voiture. Normalement, tu ne devrais pas courir de danger particulier, mais promets-moi d'être prudente.
– Ne t'en fais pas. Je rapporterai tout ce que tu m'as demandé et je découvrirai la cachette de Hessren. J'ai l'habitude de fouiner dans des papiers pour y dénicher des informations. S'il a le moindre document qui mène à sa tanière, je le trouverai ! »
Fabien lui déposa un tendre baiser sur les lèvres.
« Je n'en doute pas une seconde. Tu es une collaboratrice précieuse, en plus de la femme la plus merveilleuse que la Terre ait jamais portée. Mais ne te mets pas dans l'idée de vérifier sur place que tu ne t'es pas trompée, hm ? J'irai moi-même ce soir. Maintenant, il est temps pour moi de me coucher : je sens le jour qui approche.
– Tu dors dans le lit ? demanda-t-elle en rougissant de sa propre naïveté.
– Tu n'aurais tout de même pas voulu m'enfermer dans un cercueil ? plaisanta-t-il avec une grimace comique. Ce serait un peu trop macabre à mon goût. Je t'accorde qu'une enceinte close rassure davantage : si je m'écoutais, je me barricaderais dans l'armoire. Mais outre qu'avoir un lit défait aide à maintenir un semblant de crédibilité vis-à-vis de mes voisins, j'ai fini par me dire que c'était vraiment plus confortable. »
Il se glissa sous les draps à ses côté et profita des quelques minutes qui lui restaient pour l'étreindre et la caresser. Elle se sentait calme, désormais, en paix avec elle-même. Maintenant qu'elle avait décidé d'assumer sa trahison pour sauver son bien-aimé, elle ne regrettait plus que la peine qu'elle causait certainement à ses amis. Fabien comptait plus que tout au monde, et depuis qu'elle savait ses sentiments réciproques, le reste n'avait plus la moindre espèce d'importance.
L'état cataleptique dans lequel le vampire sombra soudainement au lever du soleil s'apparentait plus à un coma qu'au sommeil humain. Sophie constata avec un certain soulagement que ses muscles restaient souples plutôt que d'acquérir une rigidité cadavérique ; malgré tout, il lui faudrait longtemps avant de s'habituer à ce corps froid et inerte sans penser instinctivement à la mort. Elle embrassa son compagnon endormi, puis se leva et enfila ses vêtements de la veille pour examiner attentivement ce qu'il lui avait préparé. Quand elle eut mémorisé les informations essentielles, elle emporta l'ensemble et se mit en route sans tarder.
Sur les recommandations de son compagnon, elle s'introduisit par le labyrinthe dans le bâtiment qui servait de centre politique aux vampires. L'entrée du passage secret se trouvait dans un autre immeuble que celui par lequel elle était sortie à sa libération – plus proche, sans doute. L'étendue du réseau de couloirs l'impressionnait, et surtout la connaissance exhaustive que Fabien avait des pièges qui le parsemaient.
Elle décida de commencer par inspecter le bureau de Hessren. Son écriture ressemblait à celle du message de menaces reçu par les Chevaliers, pour autant qu'elle s'en souvînt, confirmant l'hypothèse qu'il en était l'auteur. Après deux heures de recherches assidues, la jeune femme n'avait trouvé que de vagues pistes pouvant mener à son repaire, aussi passa-t-elle à la suite. Elle constata vite que le traître avait effectivement pris possession de la place laissée vacante par le Commandeur. Elle sourit, plus affligée que réellement amusée, en remarquant qu'il avait forcé les tiroirs pour les vider de leur contenu. Il l'avait tout de même conservé au moins en partie, pensant probablement que cela pourrait lui être utile.
Elle frémit soudain : elle venait de découvrir un dossier sur les Chevaliers de la Lumière, rédigé de la main de Fabien dans une langue inconnue. Les quelques noms propres qu'elle parvint à extraire du galimatias – un code, devina-t-elle ; aussi incroyable que cela puisse paraître, le Commandeur avait compilé, sans la moindre rature, des pages et des pages de renseignements dans un langage chiffré – forcèrent son admiration tout en l'effrayant rétrospectivement. Il devait virtuellement tout connaître des chasseurs. S'il avait été le monstre qu'ils imaginaient, ils n'auraient eu aucune chance de lui survivre. Aux notes de Fabien avait été ajoutée une simple liste d'adresses écrite par le félon et illustrée de photographies. Sans hésiter, Sophie emporta le tout. Elle avait peut-être trahi les siens, mais elle refusait de laisser tout cela à la disposition d'un individu tel que Hessren.
Armée de la patience opiniâtre que lui avaient enseignée ses années de chasseuse, elle poursuivit ses investigations jusqu'à identifier enfin la base d'opération de leur ennemi. Il était déjà trois heures de l'après-midi, et, à jeun depuis la veille, elle se rendit compte qu'elle défaillait de faim. Elle se hâta de prendre des explosifs dans l'armurerie du « château » – transporter tout ce que Fabien lui avait demandé nécessita quand même plusieurs voyages – et repartit avec un certain soulagement. Elle s'arrêta dans une brasserie, engloutit rapidement son repas, puis elle effectua encore quelques achats avant de retourner au studio de Fabien. En attendant le coucher du soleil, elle se plongea dans la lecture de De gens tenebrarum.
Le vampire sortit de son sommeil aussi brusquement qu'il y était entré : l'instant précédent, il reposait parfaitement immobile, et une seconde plus tard, il avait ouvert les yeux et souriait à une Sophie impatiente qu'il se réveille.
« J'ai trouvé où Hessren a établi sa cachette ! s'exclama-t-elle avec une pointe de fierté.
– Bon travail, rétorqua-t-il en souriant, mais je n'en attendais pas moins de toi. Tu n'as pas eu de problèmes particuliers ?
– Non. Je n'ai croisé personne. Au fait, tu avais raison : il a investi ton bureau. J'ai trouvé ton dossier sur les Chevaliers de la Lumière et je l'ai pris aussi. Je me doutes que tu voudrais le laisser à ton successeur, mais je préférerais le détruire… S'il te plaît… »
Il hésita longuement avant d'acquiescer.
« D'accord. Je suppose que je pourrais difficilement te demander le contraire, après tout ce que tu as fait pour m'aider. De toute façon, il est hors de question que Hessren y ait accès – même si j'escompte bien faire en sorte qu'il ne soit plus une menace pour quiconque d'ici demain. »
Il se leva et s'habilla, non sans avoir enlacé et embrassé sa compagne auparavant. Toute trace des tortures que Wart lui avait fait subir avait disparu. Ils réexaminèrent ensemble les documents menant à la base du traître et repérèrent l'endroit sur une carte.
« J'y vais, Sophie. Espérons que Hessren y sera en personne. Si jamais je ne rentrais pas, préviens tes anciens amis. Je te demande seulement de ne pas leur révéler l'emplacement du château.
– Je t'accompagne ! protesta-t-elle.
– Pas question. D'après mes estimations, ils doivent être entre dix et quinze en tout. Ce sera très risqué. Je refuse que tu mettes ta vie en danger. Tu ne sais pas te battre et moi, je ne pourrai pas me permettre de te protéger. »
Il l'écarta doucement pour aller jusqu'à l'armoire, mais elle se campa sur son chemin.
« Je me débrouillerai ! Je te promets que je ne te gênerai pas. Mais je ne veux pas rester en sécurité alors que tu joues ton existence.
– Je te l'interdis. En tant qu'ancien Commandeur, c'est mon rôle aussi d'arrêter un groupe de vampires qui menace l'équilibre avec l'humanité, au prix de ma vie s'il le faut, mais toi, reste en-dehors de tout ça.
– Et en tant qu'ancienne dirigeante des Chevaliers de la Lumière, répliqua-t-elle du tac au tac, il est de mon devoir de t'y aider. Je me battrai à tes côtés que tu le veuilles ou non.
– Certainement pas. »
Il la saisit par les épaules et la fixa dans les yeux ; paralysée par son regard, elle s'affaissa mollement quand il passa la main devant son visage. Il retint prestement sa chute et la coucha sur le lit avec soin.
« Non, Sophie, c'est toi qui restes ici que tu le veuilles ou non… Mais je te jure que j'essaierai de revenir. »
Il embrassa la jeune femme inconsciente, le cœur serré, avant de prendre sa tenue de Commandeur dans l'armoire, de récupérer sa dague et la carte où il avait noté le repaire de son ennemi et de sortir à la hâte de peur de changer d'avis.
Arrivé à proximité du repaire du traître, Fabien enfila les vêtements qu'il avait emportés et ajusta méthodiquement le fourreau de son épée et de sa dague. En plus de le rendre identifiable auprès de n'importe quel vampire, même ne le connaissant pas, ses habits constituaient une armure légère, certes pas invulnérable, mais toujours appréciable. Il s'obligeait à se concentrer sur le moindre de ses gestes pour éviter de penser qu'il courait pour ainsi dire au suicide et ne reverrait probablement jamais Sophie. Il espérait seulement qu'il parviendrait au moins à neutraliser définitivement Hessren…
Il avisa sa cible, un entrepôt dans une zone industrielle déserte bien que l'heure ne fût pas très tardive. Il songea avec soulagement qu'il pourrait faire exploser les locaux de son rival sans risquer de dégâts autres que matériels aux alentours. C'était heureux, car il se serait difficilement imaginé venir à bout de l'ensemble de ses ennemis à la seule arme blanche. En s'approchant discrètement, il repéra deux gardes et sourit fugitivement de constater leur manque d'attention, l'ennui né de l'inaction s'ajoutant à leur inexpérience manifeste. D'un rapide coup d'œil circulaire, il détermina un chemin lui permettant d'arriver subrepticement à leur niveau. Profitant de l'effet de surprise, il égorgea le premier et planta sa lame dans le cœur du second sans leur laisser le temps de sonner l'alarme. Satisfait, il retourna à sa voiture chercher les explosifs et les installa. Un seul des bâtiments était occupé – les autres n'étaient que des réserves d'armes. En revanche, l'attentat ne suffirait pas à tuer l'ensemble des hommes de Hessren. Il allait vraiment devoir se battre sans perdre de vue qui il devait éliminer en priorité. Comme il aurait apprécié un peu d'aide ! Il se reprit. Ce n'était pas son genre de se laisser aller à de tels atermoiements alors que les enjeux étaient si grands.
Il régla les détonateurs sur deux minutes et entra par la seule issue qu'il n'avait pas piégée. Le rez-de-chaussée était désert ; un sous-sol avait en revanche été aménagé, d'où provenaient du bruit et une vague lueur. Rapidement, l'excitation du danger et une longue habitude reprirent le pas sur les angoisses de Fabien. Ses sentiments pour Sophie sagement confinés dans un recoin de son esprit, il redevenait le Commandeur, cet être dont l'efficacité impitoyable faisait tant frémir ses opposants. Un rapide coup d'œil par l'escalier de métal lui indiqua que la voie était libre. Un seul point d'accès à leur repaire proprement dit, et pas d'autre surveillance que les deux sentinelles dont les cadavres pourrissaient à l'extérieur ? Un sourire mauvais étira ses lèvres. Il avait eu tort de craindre qu'Hessren puisse s'enfuir. Changeant ses plans, Fabien décida de piéger l'intérieur du bâtiment plutôt que les issues et de rallonger le délai avant détonation. Le sol semblait assez fragile pour s'effondrer avec les explosions, ce qui lui permettrait de semer la panique au moment où il ferait face à sa cible. La configuration des lieux limitait en outre grandement le risque que celle-ci s'échappe.
Toutes ces réflexions ne lui avaient pris que quelques secondes, et, grâce à sa vitesse de vampire, il ne lui en fallut guère plus pour les concrétiser. Silencieux comme une ombre, tous les sens aux aguets, il descendit l'escalier pour arriver dans un couloir désert. Il s'accorda un instant afin de localiser les présents à l'oreille et d'estimer leur nombre : comme il l'espérait, ils étaient dispersés dans tout l'étage, vaquant à leurs occupations sans se douter du danger qui s'apprêtait à s'abattre sur eux. Par malchance, la voix de Hessren provenait de loin à l'autre bout des locaux, trop pour pouvoir arriver jusqu'à lui discrètement. Il allait d'abord falloir éliminer le plus possible de ses hommes de main. La première victime fut un isolé qui maugréait dans une pièce juste à gauche contre une quelconque tâche ingrate que son chef lui avait confiée. Jeune vampire sans doute, ses mouvements malhabiles s'ajoutaient à ses ronchonnements pour créer un fond sonore amplement suffisant pour dissimuler à son ouïe l'approche de son aîné. Il ne sut jamais ce qui lui était arrivé. D'un seul geste d'une fluidité parfaite, son meurtrier lui trancha la gorge et déposa sans un bruit son corps au sol avant de repartir aussitôt en direction de sa cible suivante.
Le Commandeur s'assura grâce à un petit miroir que la voie était libre avant de se glisser dans la pièce adjacente, où un autre serviteur du félon s'employait à nettoyer des armes. Alors que la mort silencieuse allait pour la deuxième fois fondre sur sa proie, celle-ci sembla soudain se rappeler quelque chose et se retourna sans laisser à l'assassin le temps de se dissimuler. Fabien réagit au quart de tour en projetant sa dague ; malgré sa surprise de voir cet intrus, le renégat put se jeter de côté pour l'éviter.
« Aleeerte ! Le… »
Il ne termina pas, un coup d'épée aussi brutal qu'impeccablement ajusté venant de le trancher en deux de l'épaule gauche à la hanche droite. Mais c'en était fini de l'attaque furtive.
La suite n'aurait semblé à un observateur humain qu'un brouillard coloré, tant elle se produisit à une vitesse extraordinaire rendue possible uniquement par les capacités surnaturelles des vampires. Deux hommes, attirés par le cri d'alarme, pénétrèrent dans l'armurerie quand Fabien récupérait sa dague. Le premier fit feu et manqua tandis que son partenaire, assourdi, interrompit une fraction de seconde son geste d'attraper un coup-de-poing américain. Une idée germa dans l'esprit de leur adversaire quand il constata qu'il supportait mieux qu'eux la douleur qui avait explosé dans leurs tympans. Faisant mine de se concentrer sur l'affrontement au corps-à-corps, il laissa le tireur le toucher. Mais à l'instant même où le coup partit, il projeta avec violence sa dague sur le porteur du pistolet ; la lame d'argent s'enfonça jusqu'à la garde dans l'œil de la victime trop sûre d'elle. L'homme poussa un râle et s'affaissa comme l'arme oscillait sur elle-même pour fourrager méthodiquement le cerveau.
Entre-temps, sans se soucier ni de sa blessure vite guérie ni de sa surdité temporaire, le Commandeur poursuivit son offensive par un coup de pied qui broya les côtes du second et le projeta contre une étagère. Le bois céda sous le choc en une pluie de munitions, dans l'indifférence des combattants qui se faisaient déjà de nouveau face. Le nervi de Hessren bondit en avant, fou de rage, mais ne rencontra que le vide. Déséquilibré, il ne put empêcher Fabien de lui empoigner la tête et de lui briser les cervicales de toute sa force. Certes insuffisant pour le tuer, le coup lui fit perdre connaissance, occasion dont profita son bourreau pour lui enfoncer un pieu improvisé dans le cœur.
La panique s'emparait du camp des traîtres. L'odeur de la mort avait envahi tout l'étage, obsédante, et d'autant plus terrifiante que l'agresseur semblait s'être volatilisé. Les hypothèses les plus folles s'insinuaient dans les esprits, nourries des rumeurs d'invincibilité de celui à qui ils avaient osé s'opposer et dont ils avaient cru être débarrassés : et s'il ne pouvait pas mourir ? Et s'il était réellement immortel, non pas comme les autres vampires, mais totalement, parfaitement ? Et si son fantôme était revenu les exterminer un par un ?
L'un des serviteurs de Hessren survivants entra dans la réserve d'armes, un long couteau à la main, s'assurant d'un regard acéré que personne ne risquait de le surprendre. Un gémissement attira son attention en provenance de l'amas de planches brisées et de boîtes de cartouches. Les jambes de l'un de ses compagnons remuaient faiblement ; il n'était pas mort !
« Accroche-toi, on va te trouver du sang ! »
Surveillant ses arrières, il entreprit de déblayer les débris pour libérer la tête du blessé. Mais les yeux gris qui apparurent, le fixant d'un regard d'acier, n'appartenaient pas à un allié. Jouant sur l'effet de surprise, Fabien releva le bras, dague en main, et éventra l'homme avant que celui-ci n'eût pu esquisser le moindre geste. Il se dégagea des fragments de bois et écouta un instant les voix qui provenaient des autres pièces. Celle de sa cible ne se faisait entendre que très étouffée. Que faisait donc Hessren ? Le Commandeur tressaillit en saisissant l'ampleur de son erreur : le lâche avait envoyé ses sbires au massacre tandis que lui-même se barricadait quelque part ! Il serait impossible de l'avoir par la ruse.
Attendre le déclenchement des explosifs eût été trop aléatoire, aussi décida-t-il de tenter le tout pour le tout et d'avancer plus profondément dans les locaux. Il voulut attaquer un couple qui lui tournait le dos, un homme et une femme, quand deux autres vampires se firent entendre derrière lui après l'avoir contourné au hasard d'un couloir. Il était encerclé !
« Commandeur… railla un des hommes, mais la crainte transparaissait sous la couche d'assurance factice. Nous sommes quatre, vous êtes seul. Cette fois, nous allons nous assurer que vous ne reviendrez plus jamais gêner nos petites affaires… »
Fabien chercha une échappatoire du regard, en vain. L'individu avait raison : malgré sa supériorité au combat, il ne les vaincrait pas tous ensemble. Pendant que ses ennemis savouraient leur victoire, un recoin de son esprit nota un bruit de pas qui venait de l'entrée. Il crut tout d'abord qu'un autre fidèle du Judas venait les rejoindre, hypothèse qu'infirma le son d'un battement de cœur trop rapide et d'une respiration retenue. Un mortel, ici ? Le quatuor ne semblait pas avoir remarqué, ou pas s'en préoccuper.
« Fabien, bouche-toi les oreilles ! »
Aucun doute n'était permis quant à la propriétaire de la voix ; aussitôt après le cri de Sophie, un sifflet hurla dans les aigus, accompagné du crépitement et de la lueur aveuglante du magnésium en feu. La jeune femme arrêta à mi-chemin son geste d'incendier le vampire le plus proche. Des larmes brouillèrent ses yeux tandis qu'elle hésitait, incapable de le tuer. Mais c'était sans importance. La confusion avait permis à son compagnon de lancer sa dague dans le cœur d'un de ses ennemis et de décapiter d'un coup d'épée la femme au service de Hessren. Un des hommes gisait à terre, les mains plaquées sur ses oreilles, alors que le dernier, celui que menaçait la chasseuse, reculait en fixant d'un air épouvanté la combustion du métal. Un clignement de paupières plus tard, Fabien les avait éliminés tous les deux et regardait Sophie, la poitrine serrée d'émotion.
« Princesse, mais comment… comment est-ce possible ?… Tu aurais dû dormir encore plusieurs heures avant de te réveiller ! »
Un rire nerveux la secoua silencieusement, horreur face aux quatre cadavres à côté d'eux, soulagement que son amour fût toujours en vie, lutte effrénée pour repousser les souvenirs de cette autre nuit où elle avait eu devant elle le Commandeur dans son armure.
« Qu'est-ce que tu crois, j'ai résisté de toutes mes petites forces d'humaine pour pouvoir venir t'aider.
– Oh, Sophie… »
Il l'embrassa tendrement, mais fugitivement, avant de s'écarter d'un air grave.
« Sophie, il faut que tu ressortes. J'ai placé des bombes au-dessus qui vont exploser d'une minute à l'autre. » Comme la jeune femme écarquillait les yeux d'effroi, il reprit : « Mes vêtements me protégeront de la chaleur et je dois rester ici pour déloger Hessren. Il est seul, ou quasiment, et se terre par là-bas. Tu m'as sauvé la vie, Princesse, mais maintenant tu ne peux plus m'aider. Attends-moi de l'autre côté de la rue. »
Elle acquiesça à contre-cœur et fit demi-tour non sans se retourner une dernière fois en chemin, suivie du regard par Fabien. Dès qu'elle fut hors de vue, le visage du vampire redevint impassible et il se remit en route. Repérer la pièce où s'était réfugié son rival était chose facile ; entrer en revanche aurait signifié devoir se battre contre Hessren et les deux gardes qui se faisaient entendre avec lui – du moins, si les explosifs n'avaient fait leur œuvre.
Dans un vacarme de fin du monde, des pans entiers du plafond s'effondrèrent lors de la déflagration. Les flammes s'élancèrent à l'assaut du mobilier, transformant le sous-sol en fournaise. Un long cri de souffrance apprit au Commandeur que l'un des hommes de main devait être en train de brûler vif ; un coup d'épée mit prématurément fin à la fuite du second quand il ouvrit la porte. Ne restait plus que Hessren… Fabien entra d'une démarche mortellement calme, baissant juste la tête pour éviter une poutrelle qui venait de céder. Le reflet du feu qui dansait sur ses habits et dans ses prunelles lui donnait des allures de démon tout droit sorti de l'Enfer. Il empoigna le traître par le col pour l'empêcher de fuir.
« Vous êtes fou, Commandeur, on va cramer tous les deux si vous ne me lâchez pas !
– Tu as peur, Hessren ? susurra Fabien. Tu tues et tu as peur de mourir ?
– Laissez-moi sortir de là ! »
Un craquement sinistre retentit, trop proche, quand un mur s'affaissa. Le félon glapit de terreur pure.
« Tu rêves de contrôler le monde quand tu ne te contrôles pas toi-même ? » reprit le vainqueur alors que la raison semblait quitter son ennemi par vagues successives au fur et à mesure que l'incendie se refermait sur eux.
Malgré les tentatives désespérées de sa proie pour lui échapper, sa prise ne faiblit pas. Hessren hurla comme un damné quand le Commandeur le plongea directement dans le brasier sans se préoccuper des flammes qui rongeaient sa propre peau. Enfin, Fabien se redressa et évalua ses chances de sortir vivant du piège ardent. Elles étaient maigres, mais ce ne serait pas la première fois qu'il survivrait par impossible, n'est-ce pas ?
Depuis l'autre côté de la rue, Sophie se rongeait les ongles en contemplant les flammes qui s'élançaient à l'assaut du ciel nocturne. Le rayonnement de chaleur et le reflet de l'incendie donnaient à sa peau une teinte rougeaude dont elle ne se souciait pas plus que de la fumée âcre qui lui arrachait des quintes de toux et lui brouillait la vue. Ou peut-être étaient-ce des larmes… Il y avait trop longtemps que Fabien ne revenait toujours pas. Seuls le crépitement de la combustion et, parfois, l'effondrement d'un pan de mur troublaient le silence. Malgré la désertion de la zone industrielle en cette heure tardive, des témoins ne tarderaient pas à remarquer la lueur et les pompiers à venir mais, indifférente au risque d'être découverte là, la jeune femme conservait les yeux rivés sur ce qui restait de l'entrepôt principal.
Elle tressaillit brusquement en croyant apercevoir une silhouette sombre se détacher dans le brasier à la faveur d'une accalmie. L'instant d'après, le flamboiement qui avait repris de plus belle lui dissimulait de nouveau les ruines ardentes, sans suffire à balayer la certitude qu'elle n'avait pas rêvé. Il ne fallut pas plus de quelques secondes avant que Fabien émergeât de la fournaise, nimbé d'un halo incandescent, titubant, mais vivant. Sophie s'élança vers lui tandis qu'il éteignait d'un geste négligeant quelques flammèches qui s'attardaient sur ses vêtements. Arrivée à proximité, elle constata à quel point il avait souffert du feu : tout le tiers gauche de son visage, du front à la joue, n'était plus qu'une gigantesque escarre calcinée où un charbon faisait office d'œil. Ses vêtements avaient à de nombreux endroits brûlé pour laisser apparent le métal de l'armure sous-jacente, tordu et noirci. La douleur devait atteindre l'intolérable ; pourtant, le vampire souriait avec émotion en regardant sa compagne.
Il resta immobile le temps de laisser la régénération faire son œuvre, retenant Sophie par les épaules pour l'empêcher de se blottir contre lui, puis, enfin, il l'attira à lui et l'étreignit de toute la tendresse du monde. Seuls sa pâleur plus marquée que d'ordinaire et le délabrement de ses habits attestaient l'épreuve qu'il venait de traverser.
« C'est fini… murmura-t-il. Cette fois, tout est bel et bien fini. Le Commandeur est mort dans cet incendie, je suis redevenu Fabien de Montargy… »
Comme pour illustrer ses propos, il détacha le plastron arborant autrefois fièrement son blason et le lança au cœur du foyer. Les flammes, complices, se refermèrent avidement sur la pièce de métal pour la faire disparaître dans leur enfer igné. Le regard de Sophie s'abîma un instant à sa suite puis, brusquement, ses genoux se dérobèrent et elle s'abandonna en sanglotant dans les bras de son compagnon.
« Tant de morts, tant de morts, est-ce que ça finira vraiment un jour ? Est-ce que tu es sûr qu'il ne reste pas des alliés de Hessren qui vont se lancer à notre poursuite ? Ou qui se défouleront sur les Chevaliers ou même sur des gens au hasard ?
– Chhht, Princesse… » Fabien lui embrassa délicatement les cheveux. « Si certains étaient absents, ils auront peur en apprenant ce qui s'est passé, et le temps qu'ils se ressaisissent mes Émissaires seront là pour les arrêter. Tout ira bien, maintenant. C'est fini. »
Il se tut, sourcils froncés.
« Viens, j'entends une voiture, il ne faut pas rester là. »
Elle acquiesça en silence et s'apprêtait à le suivre quand il se ravisa.
« C'est Benjamin Pébron, mon serviteur au château, je reconnais le bruit du moteur. Je me demande pourquoi il a suivi Hessren ; c'est un faible, mais pas un mauvais bougre. Même s'il a essayé de te tuer, je pense qu'il peut encore s'amender. Va te cacher là-bas, d'accord ? J'aimerais avoir le fin mot de l'histoire. »
Fabien, qui s'était lui aussi dissimulé hors de vue, n'eut pas longtemps à attendre avant d'apercevoir le jeune vampire qui tentait d'approcher discrètement. Il décida de sortir à découvert pour le surprendre.
« Benjamin… Si tu cherches Hessren, je crains qu'il ne puisse plus guère te répondre, lâcha-t-il en désignant d'un geste emphatique le quartier général qui se consumait consciencieusement.
– Commandeur ! s'exclama l'autre, se laissant tomber à genoux devant lui. Tout le monde vous croyait mort !
– Eh bien, sourit Fabien, à l'évidence je ne le suis pas. Mais quoi que tu sois venu chercher ici, il est trop tard.
– Pardon, Commandeur, je ne voulais pas vous trahir ! Au début, j'ai cru Philippe, je croyais vraiment que vous lui aviez donné carte blanche, et quand j'ai compris qu'il agissait dans votre dos… Quand j'ai compris, reprit-il d'une voix sourde, il a fait enlever ma femme et mon fils pour que je ne puisse rien faire, et quand les chasseurs vous ont eu il s'est arrangé pour éloigner votre Émissaire et pour interdire toute tentative d'aller vous sauver…
– Est-ce la raison pour laquelle tu es venu ? Implorer Hessren de libérer les tiens ? Il n'y avait pas de mortels ici.
– Non, ils sont morts, j'ai senti le lien se briser et deux nuits après Philippe m'a rendu leurs corps, il n'avait plus besoin d'otages… Vous pouvez me tuer, Commandeur, j'accepte votre châtiment. »
Fabien posa doucement la main sur l'épaule du malheureux agité de sanglots secs.
« Relève-toi, Benjamin. Tu as fait ce que tu as pu, même si Hessren ne t'aurait jamais rendu les tiens sains et saufs. »
Le jeune vampire releva un visage hagard et se remit péniblement sur ses pieds.
« Merci, Commandeur… » Il tourna le regard vers l'incendie et reprit : « Depuis la mort d'Aurélie et Alexandre je ne vis plus que pour les venger, et nuit après nuit je viens dans l'espoir de tuer Philippe. Mais je n'aurais jamais réussi. Vous seul pouviez accomplir une chose pareille. »
Son aîné rit avec bienveillance.
« Non, sans doute pas moi seul, mais disons que j'ai une certaine expérience en la matière. Va, maintenant, et puisses-tu apprendre à vivre avec ces souvenirs. Je ne te demande qu'une chose, quoi que tu décides pour l'avenir : ne dévoile jamais que tu m'as vu ici vivant ce soir.
– Mais, pourquoi ? demanda Benjamin, stupéfait. Vous n'allez pas retourner au château ?
– Non, j'ai commis trop d'erreurs et il est plus que temps pour moi de céder la place.
– Cette chasseuse, cette femme, vous l'aimez vraiment, n'est-ce pas ? »
Fabien se contenta pour toute réponse de sourire et de passer son bras autour des épaules de Sophie, qui s'était approchée sur la fin de la discussion.
« Au revoir, Commandeur. Bonne chance à tous les deux.
– Adieu, Benjamin, répondit-il avant d'ajouter à mi-voix : et puisse la perte de ceux qui t'étaient chers ne pas t'empêcher de chérir à nouveau. »
Le couple le regarda en silence s'éloigner avant de repartir en direction de leur voiture.
« Comment es-tu venue ? s'enquit le vampire.
– En taxi ; il a dû se demander ce que je venais faire là… Ce Benjamin, ses proches étaient humains ?
– Oui, pourquoi sembles-tu si surprise ? Ce n'est pas si rare, surtout chez les jeunes vampires que le temps n'a pas encore privés de leur famille mortelle.
– Mais comment réagissent ces gens face à une telle transformation ?
– Aussi différemment qu'il y a de cas particuliers. Les mortels ont autant que les vampires le droit de réagir en individus libres de leurs choix. Et toi aussi, Sophie, tu dois décider pour toi-même.
– Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi est-ce que tu me regardes comme ça ? Tu as l'air… si triste, tout d'un coup…
– Il y a quelque chose que je voulais te dire depuis longtemps… Je t'aime, Sophie, je t'aime depuis que j'ai compris que malgré tout ce que tu avais vécu, malgré tout le mal que je t'avais fait, tu restais incapable de nous haïr. Je sais que tu le sais, mais te rends-tu compte que je ne te l'avais encore jamais dit explicitement ? Je t'aime, Princesse, et je te demande pardon de t'avoir fait tant souffrir…
– Fabien, je t'ai déjà pardonné… Mais il y a autre chose, n'est-ce pas ? insista-t-elle. Je le lis dans tes yeux.
– Sophie… Nous ne pouvons pas vivre ensemble. Nos chemins doivent se séparer, alors mieux vaut que ce soit ce soir.
– Non !
– Tu le sais bien au fond de toi, pourtant. Tu t'étiolerais à devoir suivre mon rythme nocturne. Tu souffrirais de devoir fuir et te cacher ta vie durant. Tu ne supporterais pas la complicité que je t'imposerais chaque fois que j'irais me nourrir. Et un jour viendrait où tu voudrais des enfants que je ne pourrais te donner. Mes sentiments font de moi un être humain, Sophie, mais mon existence est indubitablement celle d'un vampire.
– Et alors ? La famille de Benjamin y arrivait bien. Je m'habituerai !
– Ils sont morts ! Je ne veux pas qu'il t'arrive la même chose, Princesse, j'ai trop d'ennemis…
– Je prends le risque.
– Et quand bien même, tu as été élevée comme une chasseuse, tu ne peux pas le nier. Tu as compris que nous n'étions pas les monstres que tu imaginais, tu es désemparée et pour l'instant, tes sentiments obnubilent ta réflexion, mais à la longue ? Combien de temps avant que tu ne finisses par me détester ? Malgré mon amour pour toi, malgré ma profonde admiration pour l'humanité, malgré tous mes efforts pour protéger les innocents, je reste un meurtrier qui tue sans remords. Je ne connais aucun moyen crédible de survivre sans laisser derrière moi un monceau de cadavres. Ma nature de vampire fait de moi un assassin, Sophie ! Peux-tu vraiment l'accepter après avoir consacré tant d'années de ta vie à nous pourchasser ?
– Je… ne sais pas… Mais je sais que ça ne m'empêche pas de t'aimer, et je sais aussi que tu étais prêt à te sacrifier pour sauver les Chevaliers alors qu'ils venaient de te torturer. Tu te sentais responsable de leur sécurité, après ce qu'ils t'avaient fait ! Quel être humain pourrait en dire autant ?
– Alors je préfère que tu conserves de moi ce souvenir-là plutôt que de me voir semaine après semaine revenir avec du sang sur les lèvres, en sachant comment j'ai dû me le procurer. Il est encore temps pour toi de faire demi-tour. Retourne chez les chasseurs, dis-leur que je t'ai forcée à me suivre, ils te croiront. » Voyant que ses arguments commençaient à porter, il poursuivit : « Tu es jeune, Sophie, profite des décennies qu'il te reste pour mener enfin une vie normale, loin de cette maudite guerre ! »
La jeune femme hésita longuement. En théorie, il n'avait pas tort, mais elle souffrait tant rien qu'à la perspective de ne jamais le revoir ! Il était vrai qu'elle aurait bien apprécié quelques jours pour faire le point, mais s'il ne revenait pas…
« Et toi ? Qu'est-ce que tu vas devenir si tu ne veux plus être Commandeur ?
– Ma place est avec les vampires comme la tienne est avec les mortels. Ce ne sont pas les occupations qui manquent en-dehors de la résistance contre les chasseurs : découvrir tout ce que j'ignore encore du monde moderne, voyager comme le faisaient les miens autrefois… Qui sait ? Je trouverai toujours. »
L'idée traversa l'esprit de Sophie qu'il ne reviendrait pas à elle, mais qu'il ne pouvait que continuer à veiller sur elle à son insu. Alors, il restait une chance de le faire changer d'avis plus tard, quand elle-même aurait remis de l'ordre dans le chaos de ses pensées… Elle se jeta à son cou pour l'embrasser.
« Fabien, je ne sais plus ce que je dois faire…
– Prends le temps, Princesse, et les choses s'apaiseront d'elles-mêmes.
– Mais je me sens tellement perdue !
– Justement, c'est bien la raison pour laquelle je ne veux pas t'entraîner à ma suite ; quand tu pourras envisager la situation avec davantage de sérénité, tu seras heureuse de ne pas avoir condamné ton avenir en venant avec moi. »
Elle hocha lentement la tête d'un geste peu assuré.
« Prends la voiture, reprit-il, il me reste largement assez de nuit pour rejoindre une de mes cachettes.
– Non, je préfère marcher, je crois que j'ai besoin de prendre l'air.
– D'accord, mais je te laisse quand même les clefs. Adieu, Sophie…
– Mon amour… »
Après un dernier baiser qui sembla ne jamais vouloir se terminer, la jeune femme se résigna à abandonner le vampire, se retournant juste une fois pour le regarder de loin. Il la suivit des yeux jusqu'à ce qu'elle eût disparu, avant de quitter les lieux à son tour.
Non, pas adieu, songea farouchement Sophie. Pas adieu !
Fabien de Montargy, ancien Commandeur François Dumont, est agenouillé dans l'herbe humide et glacée du parc où il s'est arrêté. L'endroit calme lui semble propice, dégagé mais à l'écart du chemin. Il a menti à Sophie encore une fois, une dernière fois : il ne retournera pas parmi les siens. Il ne peut pas vivre sans elle, plus maintenant.
Il pense à elle, espère de tout son cœur qu'elle parviendra à retrouver une existence normale. Il fronce un instant les sourcils, priant qu'ils ne soient pas déjà suffisamment liés pour qu'elle perçoive sa mort. Il ne veut plus la faire souffrir, plus jamais. C'est pour cette raison qu'il a refusé de la garder auprès de lui… À l'instant où il croit le penser sincèrement, il comprend que ce n'était pas sa motivation la plus profonde.
Car la vérité, c'est qu'il a peur. Lui qui a affronté la mort un nombre incalculable de fois sans jamais faiblir, lui qui n'aime rien tant que de découvrir les inventions merveilleuses ou terrifiantes créées par les hommes, il a fui lâchement devant l'inconnu. Il y a trop longtemps qu'il ne vit que pour sa tâche de Commandeur. Il ne sait plus aimer et être heureux, et cette perspective nouvelle l'effraye. D'une certaine manière, il préfère la rivalité, la haine, le danger, et la douleur de la solitude, familières, tellement plus contrôlables. Il se sent perdu et n'a su y faire face.
En dépit de la honte qui l'envahit, toutefois, il ne regrette pas sa décision. Il considère toujours qu'elle est seule raisonnable pour Sophie. Il regrette seulement que d'autres considérations moins nobles aient motivé son choix… Il est vraiment temps qu'il disparaisse. Il est devenu vieux et faible, sans le sens du devoir pour le soutenir. Sa volonté se délite. Il n'aspire plus qu'au repos, enfin.
Il sort sa dague et la contemple pensivement un instant, luisante à la lueur des éclairages publics. Serviteur fidèle et infaillible, elle l'a assisté depuis longtemps, et va maintenant lui apporter la paix. Il ouvre son armure et pointe la lame sur son cœur, les deux mains sur le pommeau, prêt à l'enfoncer profondément dans sa chair. Il se tend avec une inspiration, bande ses muscles pour que la douleur soit la plus brève possible et qu'il n'ait pas le temps de regretter son geste.
Un cri l'arrête. On appelle son nom. Sophie accourt, trébuche, se rattrape de justesse et continue sans ralentir ; elle lui arrache l'arme des mains et la lance au loin. Elle se jette sur lui pour l'embrasser, si violemment qu'il en tombe à la renverse. Il ne cherche pas à la repousser. Il se laisse emporter par le raz-de-marée d'émotions qui le submergent. Les larmes de la jeune femme inondent son visage ; elles lui donneraient presque l'impression que ce sont les siennes, s'il ne savait pas les vampires incapables d'en verser.
Ils restent longtemps à s'étreindre passionnément avant que Sophie ne se redresse et le tire par la main. Le ciel commence déjà à pâlir, et ils doivent se hâter de gagner un abri qui protègera Fabien du soleil. Il se libère juste le temps d'aller récupérer sa dague, puis revient passer son bras autour de ses épaules.
Ils quittent le parc, tendrement enlacés. Les obstacles n'ont pas disparu, mais Fabien sait maintenant qu'ensemble, ils parviendront à y faire face. Il se sent le cœur léger alors qu'ils marchent dans l'herbe. Pour la première fois depuis une éternité, il envisage la possibilité de se construire un avenir. Il n'a plus peur du bonheur, et l'idée qu'il lui reste tant à découvrir sur le monde a retrouvé tout son attrait. Éléonor ne hante plus son esprit. Si les souvenirs sont à jamais gravés dans sa mémoire, il est désormais capable de s'en détacher.
Ensemble, sous les premières lueurs du jour, ils partent vers une voie peut-être incertaine et difficile, mais où ils ne seront jamais plus séparés. La plus belle leçon que Sophie a donnée à Fabien aura été de lui apprendre une chose ancienne qu'il n'avait pourtant jamais connue : l'espoir.
Si ce roman vous a plu et que vous désirez mieux connaître Fabien, vous pouvez lire Clair-Obscur, un recueil d'articles écrits à la première personne relatant son passé.
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Dernière modification: 13 novembre 2010.